Protection des mineurs: «On ne doit pas attendre pour protéger un enfant»
Entretien réalisé par Françoise Niamien - Cité du Vatican
Il y a cinq ans, du 21 au 24 février 2019, un sommet inédit était organisé au Vatican sur volonté du Pape François: les présidents des conférences épiscopales du monde entier étaient réunis pour réfléchir à la protection des mineurs dans l’Église. Le Pape dénonçait alors «la monstruosité» de ces abus. Quelques mois plus tard un motu proprio, «» fixait de nouvelles règles, exigeant notamment des évêques et supérieurs religieux de signaler les cas d’abus.
5 ans après ce sommet, la lutte contre la pédocriminalité dans l’Église est encore très inégale selon les continents. Membre de la Commission pontificale pour la protection des mineurs depuis septembre 2022, Emilie Rivet-Duval, docteur en psychologie clinique, Å“uvre auprès du diocèse de Port-Louis à Maurice pour la protection des mineurs et la promotion de la santé mentale. Début février, elle a organisé un séminaire à l’Ile Maurice, regroupant 13 pays d’Afrique et des îles de l’Océan Indien sur la question de la protection de la personne.
Selon vous, Emilie Rivet-Duval, comment évolue la question de la protection des mineurs dans l’Église?
De ce que j'ai pu observer en tout cas, je pense qu'il y a une volonté de certains pays, de certaines conférences épiscopales de pouvoir avancer sur cette question, de pouvoir se laisser interpeller et de pouvoir adopter des bons réflexes sur la culture de la sauvegarde.
Souvent, ce que j'observe et ce que j'entends, ce sont les moyens, parfois humains et financiers qui manquent. Et aussi un manque de visibilité parfois et d'accompagnement pour répondre aux nombreuses questions: «comment est-ce qu'on peut mettre en place cette question de sauvegarde de la protection des mineurs? par quoi on commence?».
Il y a encore beaucoup de travail de sensibilisation à faire auprès des familles, auprès des parents, auprès du corps enseignant, parce que cette question est encore pour beaucoup une question taboue, dont on ne parle pas.
Comment faire pour aider les victimes à sortir du silence, mais aussi les adultes, à entendre et à être à l'écoute de ce qui peut se vivre pour les mineurs victimes?
Je crois que vraiment le but de la commission, entre autres, est vraiment d’être présents pour essayer précisément d'apporter notre soutien, notre expertise, de tenter d'éclairer et d'accompagner les différents pays, les différents diocèses, en orientant vers des actions concrètes, vers des bonnes pratiques, en essayant de rassembler les experts dans ce domaine afin qu'on fasse Église ensemble, afin qu'il y ait des actions universelles qui soient efficientes et efficaces sur le long terme.
Nous avons aussi comme mission de pouvoir rédiger un rapport annuel pouvant éclairer le paysage de la culture et de la sauvegarde au sein de l'Église de manière universelle.
Et aussi, nous savons que tout ce qui est de l’ordre de la pédocriminalité sur les réseaux sociaux prend de plus en plus d'ampleur. Donc il nous a été également demandé de nous pencher sur cette question très délicate mais qui touche beaucoup de mineurs victimes sans épargner les adultes vulnérables.
Avez-vous constaté un manque d’informations sur ces sujets chez les personnes que vous avez rencontrées?
Oui, les personnes ressentent un manque d’informations sur ce qu'est une agression sexuelle, sur les conséquences multiples et graves pour les enfants, sur la manière de procéder des pédocriminels, sur tout ce qui est le processus de l'agression. Ce qui participe de la culture du silence.
Un autre aspect est de porter la parole des victimes. Les personnes ont encore besoin de se laisser toucher par les témoignages, par la souffrance des victimes. Qui mieux qu'une victime qui vient raconter son histoire peut venir toucher les cÅ“urs des personnes afin de mieux mettre en place des bons réflexes et les bonnes pratiques pour pouvoir prévenir les agressions sexuelles sur mineurs?
Vous êtes membres de la Commission pontificale pour la protection des mineurs. Comment se déroule votre travail?
Nous avons des sessions plénières deux fois par an où nous nous rencontrons tous ensemble pour discuter les grandes lignes de notre mandat. Au niveau des régions, nous nous rencontrons une fois par mois et selon les régions, nous avons différentes manières de travailler. Pour la région africaine, nous prenons le temps d'essayer de connaître les réalités de chaque diocèse, de chaque pays.
Nous prenons le temps de voir ce qu'il se dégage pour tenter de développer un plan stratégique et des actions que nous pouvons poser sur le long terme. Nous faisons aussi des visites aux conférences épiscopales pour tenter de mieux sensibiliser les évêques sur cette question épineuse des agressions sexuelles.
Donc, c'est vraiment d'essayer de mettre en commun nos forces et nos compétences pour pouvoir être au service des différentes conférences épiscopales et d'essayer d'apporter du mieux possible notre aide et notre accompagnement.
Quelles sont les initiatives concrètes que vous soutenez?
Une des initiatives date de la semaine dernière avec les conférences épiscopales. Nous avons invité à l'île Maurice, au sein du diocèse de Port-Louis, différents pays africains francophones, des îles de l’océan Indien et Haïti, pour participer à un séminaire sur la culture de la sauvegarde. Huit pays africains francophones dont le Congo, la Côte d'Ivoire, le Rwanda, le Togo, la République Centrafricaine, le Cameroun, et des représentants des îles de l’océan Indien dont Madagascar, l'île de la Réunion, les Seychelles, Rodrigues et Comores.
Nous avons accueilli ces pays pendant une semaine pour les sensibiliser à la question des agressions sexuelles et aussi à la question de la culture et de la sauvegarde, de la bientraitance, du travail en équipe sur ce sujet. Nous avons accueilli 21 personnes de ces différents pays et je dois dire que nous avons eu une semaine extrêmement riche.
De quoi avez-vous parlé au cours de cette semaine?
D’abord, des réflexes à adopter quant à la culture de la sauvegarde. Par exemple, nous avons invité tous les adultes qui travaillent auprès des mineurs à s’interroger sur leur manière de se comporter: «Quels seraient les comportements qui seraient appropriés et quels comportements que je devrais éviter quand je travaille avec des mineurs?»
Nous avons aussi abordé la question de l'écoute: «Comment est-ce que nous pouvons écouter les enfants victimes, mais aussi les enfants qui pourraient nous donner des signaux d'alerte? Quelles sont les attitudes à éviter dans l'écoute et les attitudes à prôner dans l'écoute?»
Donc nous avons vraiment essayé d'aborder certains aspects de cette culture de sauvegarde pour rendre accessible le fait que chacun et chacune d'entre nous, là où nous sommes, nous pouvons agir pour la protection des mineurs, nous pouvons Å“uvrer, nous pouvons avoir une parole, poser un geste qui pourrait aider.
Plus globalement, quels sont les grands chantiers que vous identifiez?
Je pense que l’un des grands défis serait de pouvoir vraiment sensibiliser les évêques à travers les conférences épiscopales sur l'importance de pouvoir Å“uvrer vers une culture de sauvegarde. Nous avons vraiment le souci d'aller les rejoindre et de leur parler, de les écouter aussi par rapport à ce qu'ils vivent. C'est un grand défi.
Je pense qu'un autre serait de continuer à Å“uvrer, à sensibiliser sur cette question avec des campagnes, faire porter la voix des victimes d’abus, des victimes qui peuvent témoigner, qui peuvent parler et partager pour sortir de cette culture du silence et pouvoir faire véhiculer la parole autour de ces agressions sexuelles qui souvent, trop souvent, sont tues.
Comment avoir un état des lieux précis des cas d’abus sexuels?
C’est une bonne question auquel nous n'avons pas de réponse claire. Parce qu’il n'y a pas vraiment d'études encore scientifiques. Nous ne disposons pas toujours des données justes par rapport à l'état des lieux des victimes d'agression sexuelle.
Pour l'île Maurice par exemple, les cas comptabilisés sont seulement les cas qui sont rapportés. Or, il y a énormément de cas qui ne le sont pas, de par la qualité des instances de protection, de par les lois, de par le tabou dans les familles, de par la difficulté à porter la parole jusqu'à la justice.
Nous avons à ce niveau besoin de plus de recherche, besoin d'avoir des états des lieux, des situations d'enfants qui sont réellement victimes pour pouvoir faire ce bilan. Nous espérons dans quelques années pouvoir faire le bilan et voir comment les cas ont été traités.
Pensez-vous que cette culture de sauvegarde puisse se généraliser rapidement?
Oui, j'ai envie d’y croire et de garder espoir parce qu’on est déjà en train de lutter. Quand on lutte, on agit. On essaye d'Å“uvrer pour cela.
J'ai envie de croire que l'effort sera plus fort que les forces obscures. Nous sommes en chemin et je pense que l'important, c'est de ne pas s'asseoir et de croire que ça va venir, mais que chacun d'entre nous se mette en route. J'ai grand espoir.
On ne doit pas attendre pour protéger un enfant. Nous devons tous ensemble nous mettre en route pour Å“uvrer pour sa protection. Chacun, là où nous sommes, nous pouvons contribuer à améliore la culture de la sauvegarde, la protection de l'enfant, l’accompagnement pour ces enfants victimes, pour les familles. Il ne faut pas oublier les familles, qui sont souvent victimes, et tout l'entourage, tout ceux qui entoure l'enfant.
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