75 ans du Débarquement: faire mémoire pour préserver la paix
Entretien réalisé par Adélaïde Patrignani – Cité du Vatican
Il y a 75 ans, dans la nuit du 5 au 6 juin, sur les plages de ce qui était encore la Basse-Normandie, commençait le débarquement des alliés. La plus grande opération militaire de l’histoire, baptisée “Oǰ”, marquait le début de la Libération de la France lors de la Seconde guerre mondiale… l’assaut final contre le Reich nazi.
La France et d’autres nations du monde font cette semaine mémoire de ce «Jour J», auquel ont succédé plusieurs mois déterminants pour la victoire de la liberté. Victoire impossible sans le courage et le sacrifice de milliers d’hommes et de femmes: au soir du 6 juin, on dénombrait déjà plus de 3000 morts alliés et près de 3000 pertes civiles parmi la population normande. Fin juillet 1944, la Bataille de Normandie avait fait 600 000 victimes (tués, blessés, disparus). 54 000 Allemands, 24 000 Américains, 20 000 Anglo-Canadiens et 20 000 civils bas-normands y ont laissé la vie.
Sur les plages du Débarquement, dans les cimetières militaires ou des villes emblématiques, plusieurs cérémonies civiles sont donc prévues, en hommage aux combattants alliés et aux civils tombés sur le sol français. Outre des chefs d’État, quelques dizaines des derniers vétérans seront présents. De nombreuses célébrations religieuses sont également au . Comme à Bayeux, la première ville de France libérée, grâce à l’entrée des Britanniques au matin du 7 juin 1944. Un Te Deum solennel a lieu ce 5 juin à 18h30 en l’Abbatiale Saint-Étienne, en présence de plusieurs évêques et archevêques, et il est présidé par le cardinal Marc Ouellet, préfet de la Congrégation pour les évêques. Le prélat canadien tient ensuite une conférence sur la paix. Il assistera également, le 6 juin au matin, à la cérémonie œcuménique sur la plage de Colleville Montgomery.
Nous l’avons rencontré peu avant son départ pour la France. Invité par Mgr Boulanger, évêque de Bayeux et Lisieux, il revient d’abord sur les raisons de sa venue.
Tout d’abord, j’ai été invité à donner une conférence sur la paix, qui sera à l’abbaye Saint-Étienne à Caen. J’avais beaucoup d’intérêt pour l’évènement lui-même, donc j’ai accepté, et comme mon désir est d’écouter le point de vue de l’Église sur la paix, alors c’est une belle occasion d’en témoigner.
Quel message allez-vous apporter, au nom de l’Église?
Que la paix est possible, précisément parce que nous croyons au Prince de la paix, c’est-à-dire que le Christ a acquis la paix définitive. Donc, puisque par sa passion, sa mort et sa résurrection, il a réconcilié l’humanité avec Dieu, à partir de cette certitude, nous pouvons nous engager quotidiennement pour témoigner de cette paix définitive, mais qui agit dans notre vie actuelle, présente… Dans notre vie quotidienne, dans la façon dont nous nous aimons les uns les autres, dont nous traitons nos amis et nos ennemis, et dont nous essayons de construire une société juste, fraternelle, et de prévenir les conflits.
Dans un monde où le terrorisme progresse, où il y a énormément de conflits - le Pape François parle souvent d’une «troisième guerre mondiale par morceaux»- , la situation n’est donc pas désespérée, il y a encore des raisons de croire en la paix ?
Le panorama mondial est très inquiétant, même préoccupant, mais cela ne doit pas nous conduire au désespoir ou à l’indifférence, comme s’il n’y avait rien à faire, au contraire. C’est justement parce que notre foi nous donne cette conviction profonde que la paix est possible, parce qu’elle est acquise, que nous pouvons agir, nous les chrétiens, pour redonner du courage à l’humanité, redonner l’espérance à l’humanité. Mais à travers la vie quotidienne, non pas simplement en attendant qu’il y ait une fin positive pour l’humanité parce que le salut est acquis par le Christ; il faut que ce salut agisse aujourd’hui, il faut que nous soyons sauvés aujourd’hui, précisément dans le type de relations que nous construisons avec nos frères et sœurs de toutes confessions ou de tout credo.
L’Église porte ce message de paix et d’espérance. A-t-elle aussi un rôle à jouer dans la transmission de la mémoire de ces évènements du Débarquement?
Évidemment, et il y a un danger aujourd’hui: que ces évènements soient oubliés et qu’on répète les mêmes erreurs, parce que dans les écoles et les programmes on oublie l’Histoire. Je crois que pour s’assurer que la mémoire des jeunes générations conserve les leçons de ces évènements, il faut enseigner l’Histoire. Il faut l’enseigner davantage. Et cela fait partie des limites de l’éducation aujourd’hui: le peu de place que l’on donne à l’Histoire. On s’expose donc à répéter les erreurs du passé, si l’on n’en connaît pas les causes, les conséquences et les tragédies, et comment l’on doit éviter de répéter ces mêmes situations.
De quelle manière l’Église peut-elle agir en ce sens?
À travers l’éducation. Parce que l’éducation à la paix, je crois que c’est l’élément le plus important. Il faut penser à long terme. Il faut évidemment penser à l’influence des Souverains pontifes, qui ont de plus en plus une autorité internationale pour favoriser la paix, pour inviter à la paix. Il y a eu depuis un siècle un engagement croissant des Souverains pontifes, en particulier depuis le Concile Vatican II. Cet engagement-là est fondamental, parce qu’il entraîne les communautés chrétiennes aussi. Mais le travail le plus important, en plus de cet exemple-là, je crois que c’est dans l’éducation, au niveau de l’école, au niveau de la famille; ce sont les premières relations qui sont construites, des parents aux enfants. La paix commence là: elle commence dans le cœur de l’homme, dans les premières relations, et aussi dans l’éducation qui continue à l’école. C’est là que l’on doit investir davantage pour avoir un avenir de paix.
Vous avez parlé de ne pas répéter les erreurs du passé. C’est l’un des défis en Europe aujourd’hui, où l’on observe une montée des nationalismes, une fragmentation des peuples. De quelle manière l’anniversaire du Débarquement peut faire changer les choses?
Un des résultats de ces conflits a été une prise de conscience que l’avenir de l’Europe doit se bâtir sur des valeurs partagées. L’Union Européenne est née de ce désastre d’une certaine manière, d’une solidarité qui a voulu reconstruire un avenir où l’on préviendrait les guerres et les conflits entre les différents pays. Il faut que cela continue. Le Saint-Père a rappelé il y a quelques jours que l’idéal des premiers fondateurs, qui était un idéal spirituel aussi -culturel et spirituel-, a été un peu oublié. On a donné totale priorité aux facteurs économiques. On se retrouve aujourd’hui avec une Union Européenne qui est en crise, elle a besoin de retrouver ses racines spirituelles. C’est ce qui manque à l’Europe actuellement : de retrouver ses racines spirituelles. Cela veut dire la Bible, cela veut dire la foi catholique, la foi chrétienne, et que cela soit de nouveau reconnu comme faisant partie du patrimoine culturel de l’Europe. Jean-Paul II a beaucoup insisté là-dessus, tous les papes ont insisté, mais on a fait un peu la sourde oreille à ces messages-là. On se trouve devant une crise qui ne sera pas surmontée sans qu’il y ait une prise de conscience que c’est à partir des valeurs spirituelles, donc de la foi, de l’espérance et de la charité que l’on reconstruit ou que l’on assure l’avenir de l’Europe.
On parle aussi beaucoup des hommes et des femmes qui se sont engagés pour la Libération de la France. En quoi ces figures peuvent-elles inspirer les jeunes aujourd’hui ?
Ce qui me frappe, c’est le nombre de victimes que ces guerres ont fait. Trop de victimes. Cette célébration est une occasion pour rendre hommage aux victimes et de se demander comment est-ce qu’on doit éviter que cela se reproduise. Évidemment, on rend hommage aussi à ceux qui se sont battus et qui ont rétabli le droit contre la barbarie nazie dans ces circonstances. Je crois qu’il y a des valeurs de foi et de respect du droit qui sont fondamentales pour la tenue d’une société. Ces hommes et ces femmes qui se sont battus, ils se sont battus pour cela. Il faudrait donc, je reviens à ce point-là, que ces valeurs, ces droits humains, ne perdent pas de vue qu’ils sont nés de l’héritage chrétien, et donc du mystère de l’Incarnation. Ce qui rehausse la dignité humaine, c’est le fait que le Fils de Dieu est devenu l’un de nous et qu’Il a élevé l’humanité à un niveau supérieur. Donc il ne faut pas perdre de vue cet héritage-là, parce que c’est ce qui nous permet de respecter l’autre, parce que l’autre a des valeurs divines en lui, à cause de son lien avec le Verbe incarné, avec le Christ. Pour nous, chrétiens qui sommes de l’Europe – moi, je suis de l’Amérique, mais je suis quand même né de l’élan missionnaire de l’Europe vers l’Amérique! – cette héritage spirituel que nous avons reçu, nous voudrions qu’il soit encore plus vivant en Europe, qui est la “mère patrie”. J’ai remarqué que ces guerres qui se sont faites entre pays chrétiens sont un désastre pour l’influence – même culturelle - de l’Europe dans le monde. Après ces deux grandes guerres qu’il y a eu au XXe siècle, l’influence de l’Europe a été à la baisse dans le reste du monde, et même l’influence du christianisme, parce que si les chrétiens entre eux provoquent des conflits de cette envergure, cela a un effet très négatif sur la transmission de l’Évangile au reste du monde.
Vous avez évoqué vos origines, Éminence. Vous qui êtes d’origine canadienne, quelle signification revêt le souvenir du Débarquement pour vous, personnellement?
Je suis né deux jours après le Débarquement, le 8 juin [1944]. Évidemment, quand je repense à cet évènement-là, je pense à toutes les victimes, même canadiennes. Mais ce qui me frappe surtout, c’est que ces quelques victimes de mon pays, ce n’est rien à côté des millions de victimes qu’il y a eu ici sur le territoire européen. Alors pour moi, cette prise de conscience des victimes de ces massacres affreux des guerres, c’est quelque chose qui devrait rester comme imprimé dans notre mémoire et dans notre cœur… pour prévenir les conflits et donc développer, comme dit le Pape François, une culture de la rencontre, une culture du dialogue, et “l’amour social”, comme il dit, l’amour social.
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