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Des tentes sur un trottoir de Los Angeles, le 26 juin dernier. Une Ă©tude de l'universitĂ© de Harvard rĂ©vèle qu'environ 653 000 AmĂ©ricains ont dĂ©clarĂ© ĂŞtre sans-abri en 2023, soit une augmentation de 12 % par rapport Ă  2022 et de 48 % par rapport Ă  2015. Des tentes sur un trottoir de Los Angeles, le 26 juin dernier. Une Ă©tude de l'universitĂ© de Harvard rĂ©vèle qu'environ 653 000 AmĂ©ricains ont dĂ©clarĂ© ĂŞtre sans-abri en 2023, soit une augmentation de 12 % par rapport Ă  2022 et de 48 % par rapport Ă  2015. 

La Cour suprême américaine appelée à se prononcer sur la criminalisation des SDF

Aux États-Unis, il pourrait s'agir de la décision la plus importante concernant les sans-abri depuis des décennies et elle pourrait avoir de vastes répercussions à l'échelle nationale. Au service des plus pauvres, notamment des personnes à la rue ou menacées d'éviction, la Société de Saint-Vincent-de-Paul ne cache pas son inquiétude. Entretien avec son président aux États-Unis, John Berry.

Entretien réalisé par Marie Duhamel – Cité du Vatican

Peut-on punir d’amendes ou de peines de prison les personnes pauvres contraintes de dormir dans la rue? Aux États-Unis, la petite ville rurale de Grants Pass dans l’Oregon en a décidé ainsi, mais les ordonnances prises en ce sens ont été dénoncées par un collectif, notamment de sans-abri, qui a saisi la justice. L’affaire Grants Pass vs G. Johnson est désormais dans les mains de la Cour suprême appelée à se prononcer dans les heures qui viennent, avant sa pause estivale. Dans un avis remis en avril dernier aux neuf juges, la conférence des évêques a dénoncé la criminalisation des SDF, et juge ces ordonnances contraires au VIIIe amendement de la Constitution américaine qui stipule qu’«il ne pourra être exigé de caution disproportionnée, ni imposé d’amendes excessives, ni infligé de peines cruelles ou inhabituelles».

La décision de la Cour suprême est attendue, non sans préoccupation, par les Ĺ“uvres d’Église au service les plus démunis. Elles craignent de ne plus être en mesure d’aider les sans-abri à rompre le cycle de pauvreté dont ils seraient, dès lors, encore davantage prisonniers. C’est ce que nous explique John Berry, le président national de la Société de Saint-Vincent-de-Paul. Installée depuis 1845 aux États-Unis, elle compte aujourd’hui quelque 90 000 membres.

 

Entretien avec John Berry, président national de la Société de Saint Vincent de Paul aux États-Unis.

Quel regard porte la société de Saint-Vincent-de-Paul sur les lois adoptées à Grants Pass? 

Nous ne prenons pas de position spécifique sur les questions de législation, mais le fait que cette question soit devenue un sujet de législation et qu'elle soit allée jusqu'à la Cour suprême indique que dans notre pays, nous n'avons pas traité de manière adéquate la question des sans-abri et la manière de servir les pauvres. Aucune loi adoptée par une ville ne mettra fin au problème des personnes sans domicile fixe.

Ce qu'il faut faire pour mettre fin à l’itinérance, c'est de la prévention, une aide financière à court terme. Les services de soutien sont incroyablement efficaces pour aider les individus et les familles à rester dans leur logement. L'Université catholique Notre Dame, ici aux États-Unis, a constaté que les personnes qui reçoivent en moyenne deux mille dollars d'aide financière d'urgence ont 81% de chances en moins de devenir sans-abri dans les six mois suivant la réception de cette aide, et 73% de chances en moins de devenir sans-abri dans les douze mois qui suivent. La législation des villes pour lutter contre le l'itinérance des SDF n'est donc pas la solution. Elle ne changera rien.

Vous savez, en tant que catholiques, nous pouvons être en désaccord sur les propositions politiques et sur la manière de lutter contre la pauvreté, mais on ne peut contester le fait que la prévention fonctionne. Il est bien plus efficace et fructueux à long terme d’anticiper et de prévenir les problèmes que d'attendre que quelqu'un devienne sans-abri pour essayer ensuite de le reloger.

Si les ordonnances de Grants Pass étaient validées par la Cour suprême, quelles pourraient en être les conséquences?

Si la Cour suprême maintient les arrêts Grants Pass qui criminalisent les sans-abri, ces derniers seront obligés de se déplacer, ce qui entraînera des difficultés supplémentaires pour servir la communauté des sans-abri. Les organisations d’Église telles que la Société de Saint-Vincent-de-Paul, mais aussi Catholics Charities (les antennes américaines de la Caritas) ou Catholic Relief Services, auront beaucoup plus de mal à s'acquitter de leur tâche, car notre modèle de service, qui consiste à rencontrer les pauvres par le biais de visites individuelles avec les personnes que nous servons, sera beaucoup plus compliqué. Nous verrons une augmentation des sans-abri dans les villes qui n'adoptent pas ces lois et cela va perturber la capacité à fournir les services dont ils ont besoin. Ce sera une très mauvaise chose.

Quand vous dites qu'ils devront se «relocaliser», cela implique évidemment qu'ils brisent leur réseau social: leurs amitiés mais aussi le soutien associatif ou autre qu’ils recevaient. Craignez-vous que certains d'entre eux disparaissent complètement?

Je pense qu'une grande partie d'entre eux s’installera dans des campements dans les bois ou dans des endroits où ils disparaîtront au milieu d’une population d’«indésirables». Cela va devenir un problème. C'est une chose très tragique. Un certain nombre de sans-abri est confronté à des problèmes de santé mentale nécessitant un suivi. Il peut y avoir des problèmes de dépendance (de drogue) qu'ils essaient de surmonter et, pour cela, ils doivent pouvoir accéder au type de services de soutien que nous fournissons avec d’autres. Et s'ils devaient se rendre dans un endroit où justement ils disparaitraient et ne seraient pas en mesure d'accéder à nos services. Cela ne ferait que créer un cycle de pauvreté, et ils n'auraient plus la possibilité d’avoir quelqu’un pour les aider à le briser. Ces personnes seraient confrontées à une situation tragique.

Certains risqueraient ainsi leur vie, mais pour ceux qui n’ont pas de problèmes de santé mentale ou d’addiction, comment se rétablir et comment quitter la rue quand on sait que la première chose que fait un propriétaire avant de louer son bien est de vérifier les antécédents de la personne qui demande l'appartement? Si un sans-abri a eu des amendes, a fortiori s’il est allé en prison, il ne pourra jamais avoir cet appartement. En ce sens, est ce qu’on peut dire que criminaliser les sans-abri est une condamnation définitive? 

C'est un excellent point parce que c'est un défi auquel sont confrontées de nombreuses personnes en situation de pauvreté ou d’itinérance qui essaient d'établir une résidence, qu'il s'agisse d'un appartement ou d'une maison, et qui doivent faire l'objet d'une vérification de leur solvabilité. Elles doivent faire vérifier leurs antécédents. Même s'ils ne sont pas sans-abri. Nous travaillons avec des mères célibataires qui vivent dans des motels sur une durée longue, où elles paient des prix exorbitants pour vivre dans une chambre avec un certain nombre d'enfants. Elles peuvent travailler, avoir un revenu, mais à cause de problèmes de crédit antérieurs ou peut-être d'arrestations pour des délits mineurs, comme de la consommation de marijuana ou du vol à l’étalage, elles ont beaucoup de mal à trouver un propriétaire acceptant de leur louer un appartement ou une maison. En tant que Société de Saint-Vincent-de-Paul, nous travaillons donc avec ces personnes et avec les propriétaires pour essayer de leur fournir des garanties et des opportunités de logement.

Si la Cour suprême validait les ordonnances de Grants Pass, les sans-abri seraient arrêtés. Et si une arrestation était inscrite à leur casier judiciaire, travailler avec eux dans l’optique de les faire emménager plus tard deviendrait bien plus difficile. Il faudrait expliquer cette arrestation pour avoir le logement. Donc, oui, cela rendrait les choses encore plus difficiles. Ce serait un autre obstacle les empêchant de devenir stables et autonomes.

En cas d’appui de la Cour suprême, est-ce que cela pourrait encourager d’autres villes à prendre des mesures criminalisant le fait d’être sans-abri, et ainsi à se décharger de leurs responsabilités envers les pauvres?

Nous espérons que, quel que soit le résultat, les décideurs politiques n’en profiteront pas pour punir les sans-abri, mais au contraire pour mettre en Ĺ“uvre des mesures de prévention qui empêcheront des pauvres de devenir sans-abri. Nous devons donc nous attaquer au fardeau financier des personnes qui sont à la limite de se retrouver à la rue. Par ailleurs, le fait qu’il puisse y avoir au sein d’un même État un certain nombre de villes adoptant des approches différentes à cet égard, pourrait pousser à une intervention au niveau de l’État ou, je l’espère, au niveau fédéral. Les décideurs politiques pourraient se réunir et peut-être trouver des solutions pour traiter ce problème sur une base plus large, parce qu'il ne faut pas qu'une ville adopte des lois sur l’itinérance et pas une autre. On se retrouverait alors dans une très mauvaise situation.

La pauvreté est-elle un sujet ou une question qui a été abordé par les politiques, en particulier avant l'élection présidentielle de novembre?

Malheureusement, le sujet de la pauvreté n’a pas été suffisamment discuté lors d’élections depuis un certain nombre d'années. Les questions de pauvreté ou d’itinérance n’ont pas été abordées de manière adéquate, à quelque niveau que ce soit, dans le cadre d’élections depuis longtemps, et il doit l'être. Il faut en débattre, en discuter. Il faut penser à cette problématique de manière large, impliquant le secteur privé, le secteur public, les confessions, questionnant les modèles économiques existant. Nous devons traiter ces gens comme des personnes, et non comme des choses qui doivent être déplacées d'un endroit à l'autre. J'espère que le gouvernement à un moment ou à un autre commencera à comprendre qu'il ne peut ignorer cette problématique. D'autant que c'est un problème qui s'aggrave, tandis que les disparités économiques entre riches et pauvres ne font que s'accroître.

En ce qui concerne les sans-abri aux États-Unis, savons-nous s'ils votent?

Cela dépend. Pour pouvoir voter aux États-Unis, il faut avoir une identité établie. Une carte d'identité ou en tout cas une forme d'identification, un permis de conduire, une identité du gouvernement fédéral, un passeport, quelque chose comme ça. Mais pour obtenir l'un de ces documents, vous devez avoir une résidence. Ainsi, un sans-abri vivant dans la rue ne peut avoir de document de ce type. Donc non, ils ne pourraient pas voter. Ils sont donc privés du droit de voter en raison de leur situation, ce qui les rend encore plus privés de voix, ce qui est une situation tragique pour eux. Ils n'ont pas voix concernant leur propre futur.

Savons-nous combien de sans-abri sont aidés chaque jour et combien d’entre eux devraient l’être? 

Je ne sais pas si nous avons un chiffre précis, mais je peux vous dire qu'il y a beaucoup plus de personnes qui cherchent de l'aide qu'il n'y a d’entités disponibles pour les aider. À la Société de Saint-Vincent-de-Paul, nous ne pouvons répondre qu'à une fraction des demandes que nous recevons à l'heure actuelle, et je sais que Catholic Charities et d’autres sont dans la même situation. Nous faisons des efforts constants chaque jour pour rechercher davantage de financements, pour rechercher des partenariats supplémentaires pour la nourriture, les articles ménagers et les vêtements, afin d’augmenter nos capacités de service. Mais nous avons, dans le même temps, autant d'argent, de nourriture ou de vêtements que nous pouvons en obtenir.

En réalité, nous avons également besoin de personnes qui soient capables de travailler avec les personnes que nous servons. En tant qu'organisation catholique dont la mission est de grandir en sainteté et en spiritualité à travers notre service aux pauvres, nous sommes très concentrés sur la rencontre que nous avons avec les personnes que nous servons, une rencontre d'humain à humain centrée sur le Christ. Nous ne sommes pas simplement une agence de services sociaux qui distribue de l'aide, nous veillons à respecter et honorer l'humanité de tous ceux que nous aidons. Pour cette raison, nous servons les personnes individuellement, en face à face. C'est un aspect très intense et très important du travail que nous faisons. Nous avons besoin de plus en plus de personnes souhaitant entrer dans la Société, en particulier de jeunes. Nous y travaillons de manière acharnée. Nous comptons près de 90 000 membres aux États-Unis, mais nous pourrions en compter deux fois plus pour être en mesure de servir toutes les personnes qui viennent à nous. Il s'agit donc d'un effort permanent de notre part pour essayer d'apporter des ressources humaines, financières et matérielles afin de servir toutes les personnes qui en ont besoin.

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26 juin 2024, 23:59