La relation franco-italienne, une histoire animĂ©e entre deux sĆurs latines
Entretien réalisé par Delphine Allaire - Cité du Vatican
Après un long hiver diplomatique, Paris et Rome actent leur coopération renforcée dans un contexte européen instable, entre Brexit et transition politique en Allemagne. Cette relation franco-italienne est complexe, ambiguë⊠Elle a survécu à de nombreux malentendus, depuis la présidence du général de Gaulle jusquâà la récente coalition au pouvoir en Italie des 5 étoiles et de la Ligue (2018-2019) qui avait provoqué un rappel de l'ambassadeur de France, un fait inédit entre deux pays de l'Union européenne.
Jean-Yves Frétigné, maître de conférences en Histoire à l'Université de Rouen, éditeur scientifique des Cahiers de prison d'Antonio Gramsci (Gallimard), et auteur d'une Histoire de la Sicile récemment traduite en italien. Il revient sur les dernières décennies de relations entre les deux pays, à commencer par celles de lâaprès-guerre.
Quel est lâétat des relations franco-italiennes à la création de la Communauté européenne du charbon et de lâacier (CECA) en 1950?
Les relations sont moyennes, car sans remonter dans lâHistoire trop lointaine, il y a eu ce que Paul Reynaud appelait «le coup de poignard dans le dos», câest-à-dire lorsque lâItalie a déclaré la guerre à la France alors quâelle était déjà à genoux du fait de lâattaque allemande. Lâévénement est resté ancré dans les mémoires françaises. Tout cela est perceptible lors du Traité de Paris, le 10 février 1947, lorsque le gouvernement français impose un traité que lâItalie juge humiliant, au point que lâambassadeur italien en France de lâépoque, Antonio Meli Lupi di Soragna, le signe mais quitte ostensiblement la conférence sans participer aux cérémonies. Ce traité rappelait en effet que lâItalie était dans le mauvais camp jusquâen 1943 et impliquait lâamputation dâune petite partie de son territoire, 50 km2. Cette annexion dâun ancien territoire italien est mal perçue.
Les relations démarrent donc assez mal, dâautant que dans les années 1948-1949 des tentatives de rapprochement ont lieu: une rencontre le 20 mars 1948 entre Georges Bidault et Carlo Sforza. La rencontre de Santa Margherita modifie sensiblement la donne les 12 et 14 février 1951. Il y a une entente entre les Français représentés par René Pleven et Robert Schuman et les Italiens représentés par Alcide De Gasperi et Carlo Sforza. Les questions qui fâchent comme celle de lâimmigration sont apurées; il sâagit dâun saut qualitatif notable. L'on a en effet besoin de lâadhésion des deux pays au plan Schuman pour donner naissance à la CECA.
En 1963, le traité de lâÉlysée est signé entre la France et lâAllemagne, pas avec lâItalie. Pourquoi?
Les années 1950 et 1960 sont marquées par des hauts et des bas. Il y a des visites diplomatiques: le président italien Giovanni Gronchi effectue une visite dâÉtat en 1956 en France. Ce nâest pas anodin car cela nâétait pas arrivé depuis 1903. 53 ans sans rencontre. Le président René Coty rend la courtoisie en mai 1957. Mais il y a des pommes de discorde entre les deux pays: la décolonisation tout dâabord. Les Italiens ont une politique mêlant une volonté de retrouver une certaine puissance en Méditerranée, de critique de la colonisation, et de chercher des débouchés énergétiques. La France est vue comme un obstacle en cela.
Il y a un moment de tension lors de la crise de Suez où lâItalie est partagée entre soutien européen et soutien au régime de Nasser. La guerre dâAlgérie aussi joue une part importante. Une partie de la classe politique italienne prend fait et cause pour lâindépendance de lâAlgérie, jouant la carte des matières premières, du pétrole et du gaz. Rome essaye dâavoir des rapports privilégiés avec Alger, ce qui contrarie la France.
Certes, le général de Gaulle nâa pas une mauvaise image de lâItalie. Il sây rend en voyage dâÉtat en 1959, mais la ligne italienne atlantiste contraste avec la volonté dâindépendance gaullienne. Il y a aussi divergence en matière européenne: lâItalie est fédéraliste quand la France gaullienne est confédéraliste.
Pour toutes ces raisons, il est difficile dâavoir un accord aussi fort quâavec lâAllemagne. Dâautant plus quâil y a une obsession allemande de la politique étrangère française à faire du couple franco-allemand un moteur de lâEurope; or, lâItalie joue un rôle moindre dans ce schéma. Peut-être assiste-t-on à un changement de paradigme aujourdâhui.
Y-a-t-il eu «une décennie âge dâor» de la relation franco-italienne en cette seconde moitié du XXème siècle?
Sous Georges Pompidou, les relations sont cordiales mais la divergence est forte sur la question américaine. Sous Valéry Giscard dâEstaing, les relations sâétiolent véritablement, lâItalie traverse une période de fortes tensions. Lâexemple oublié de La Réunion et la Guadeloupe est très mal vécu. En 1979, Valéry Giscard dâEstaing réunit une partie des partenaires et laisse de côté lâItalie.
Il y a une vraie rupture avec François Mitterrand, un amoureux très clair de lâItalie. Lâun des éléments importants est la mise en place des rencontres bilatérales en aout 1982 chaque année. Lâembellie est nette.
Comment expliquez-vous ce paradoxe dâun faible tandem diplomatique et géopolitique au regard dâune proximité culturelle et économique indéniable?
Lâécart est frappant. Quand on regarde les chiffres, le substrat de la relation franco-italienne est très fort. La France est le deuxième fournisseur et client de lâItalie. LâItalie, elle, a une grande partie de sa balance commerciale positive grâce aux échanges avec la France. LâItalie est pour la France un partenaire économique aussi important que lâest lâAllemagne. Ajoutés à cela les liens culturels très fort, le cinéma, le sport, la littérature, le milieu universitaire⊠Et pourtant, il nây a pas eu ce lien privilégié.
Câest toute la difficulté de ces fameuses deux sĆurs latines. Le général de Gaulle préférait parler de cousines, car avec les sĆurs on ne sait pas qui est lâaînée. LâItalie se réclame comme la sĆur aînée car elle est le berceau dâune partie de la civilisation européenne, et la France se considère de son côté aussi comme lâainée car puissance plus importante diplomatiquement, militairement et industriellement -ce qui nâest plus le cas aujourdâhui, lâItalie est devant en termes dâindustrie. Au fond, il peut y avoir arrogance, mépris, surinterprétations dans un sens ou dans lâautre, entre ces deux pays. Il nây a jamais eu de très grave crise diplomatique, mais il nây a pas eu de véritable politique moteur. Peut-être est-ce en train de changer.
Merci d'avoir lu cet article. Si vous souhaitez rester informĂ©, inscrivez-vous Ă la lettre dâinformation en cliquant ici