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Un médecin militaire au Portugal en septembre 2021 Un médecin militaire au Portugal en septembre 2021 

«L’Europe de la défense» est-elle une chimère ?

L’actualité diplomatique récente - que ce soit la chute de Kaboul aux mains du régime taliban ou la rupture du contrat de sous-marins au détriment de la France dans la zone indopacifique - ont relancé un débat ancien sur la capacité des pays de l’Union européenne à se doter d’une vraie politique de défense coordonnée et de capacités rapides de projections militaires.

Qu’il s’agisse de la défaite des occidentaux et leur départ en ordre dispersé de Kaboul, ou de la relative indifférence des alliés européens de Paris dans le dossier des sous-marins à destination de l’Australie, l’Europe semble peiner à trouver sa place face aux deux superpuissances que sont les États-Unis et la Chine. Comment expliquer ces difficultés ? À quoi peut correspondre concrètement une Europe de la défense ? L’éclairage d’Arnaud Danjean, député européen, spécialiste des questions de défense et stratégie.

Entretien avec Arnaud Danjean

On a le sentiment que lorsqu’éclate une grande crise internationale, l’Europe est aux abonnés absents en matière de défense, ou à la traîne derrière les autres puissances comment l’expliquez-vous?

C’est le cas que l’on fait depuis plusieurs années, à chaque fois on a un «wake-up call», un appel à se réveiller, on l’a vu avec l’Ukraine, avec la Syrie, avec Kaboul récemment aussi, comme avec beaucoup de sorties intempestives de Donald Trump. A chaque fois les Européens sont en ordre dispersés et redécouvrent qu’il serait peut-être utile d’avoir une approche commune pour faire face aux imprévisibilités des crises internationales. On a du mal à avancer mais il faut être parfaitement conscient que l’Europe c’est 27 États, avec des préoccupations et des priorités très différentes dès lors que l’on parle de politique internationale et des capacités très différentes d’appréhender cette actualité. Vous ne pouvez pas demander à un pays comme la Lituanie, naturellement obsédée par ce qui se passe à l’Est de chez elle d’avoir la même perception de l’ordre international que le Portugal, la France ou la Grèce. Voilà cette hétérogénéité européenne qui peut se révéler un handicap. 

«L’Europe de la défense» est devenu un serpent de mer, voire un slogan régulièrement brandi, c’est un slogan vide, beaucoup d’incantations ?

Il y a effectivement une disproportion entre les ambitions et l’incantation, et ce que l’on est en mesure de faire. Il ne faut néanmoins pas tout jeter, on ne part pas de zéro. L’Europe de la défense s’incarne aujourd’hui dans des missions et des opérations qui sont conduites en Afrique, dans les Balkans, un peu au Moyen-Orient et qui sont des missions qui marchent plutôt bien. Je vais régulièrement sur ces théâtres d’opération voir des soldats de nombreuses nationalités qui font un travail remarquable et très professionnel sous la bannière de l’Union Européenne. C’est le cas par exemple en Somalie, au Mali ou en Centrafrique. Ces missions cependant sont des missions de très basse intensité et nous avons du mal à franchir des étapes. Dès lors qu’une réponse un peu plus robuste est demandée, comme cela a été le cas à Kaboul, on voit bien que l’on peine à fédérer les énergies européennes. Cela tient à vraie dire à une raison assez simple, qui est que nos systèmes de décision politico-militaires en Europe sont très hétérogènes. L’illustration la plus éclatante, c’est le couple France-Allemagne. Les règles d’engagement françaises c’est un président de la République qui décide de l’engagement des forces armées et qui peut le faire très rapidement, tandis qu’en Allemagne vous êtes obligé de passer par un débat parlementaire qui est forcément plus long. Naturellement cela crée des différences qui sont difficilement surmontables.

Quelles sont aujourd’hui les capacités réelles sur le terrain des forces européennes ?

C’est un autre dossier, j’ai parlé des missions où l’on arrive à déployer des soldats ensemble sur différents terrains, qui est la caractéristique ultime d’une défense commune, mais l’autre point important ce sont les capacités militaires, c’est-à-dire l’industrie, et là aussi on progresse. Certains programmes se font en coopération. Il y a aussi cette nouveauté qui est de l’argent européen collectif qui peut être investi dans la recherche en matière de défense, à savoir 8 milliards d’euros pour les 7 prochaines années. C’est un début encourageant même s’il ne faut pas non plus croire que cela va nous permettre de jouer dans la cour des grands. Ces 8 milliards rappelons-le se heurtent à des réalités démesurées aux Etats-Unis en Chine ou même en Russie, sans parler de certains États-nations comme la France où le budget de défense est de 40 milliards par an. Mais les bases sont là et le socle institutionnel, opérationnel et capacitaire est quand-même important, reste à bâtir pas à pas sur ce socle.

Ce socle justement, comment est-il partagé chez vos confrères eurodéputés ? Les nations représentées incarnent-elles autant de visions différentes ?

De manière générale les positions sont assez classiques et évoluent quand-même très peu, en dépit de tous les évènements dont nous avons parlé. Vous avez quand-même une majorité d’États européens qui considèrent aujourd’hui que leur assurance-vie sur le plan de la sécurité et de la défense reste l’Alliance Atlantique et les Etats-Unis et ce en dépit des signaux envoyés par eux sur un moindre intérêt vis-à-vis de l’Europe. Par conséquent les propositions pour acquérir une certaine autonomie européenne sont accueillies avec un certain scepticisme. Si de nombreux pays européens sont d’accord sur l’idée d’agir de manière plus coordonnée si le besoin s’en fait sentir, les mêmes sont beaucoup moins convaincus que l’Europe peut assurer seule la défense de son propre continent. C’est là sans doute le principal clivage au sein de l’Europe et les principales difficultés auxquelles se heurtent les ambitions françaises notamment, celles d’inviter à prendre notre destin en main pour bâtir une autonomie stratégique, une Europe de la défense.

Que faut-il faire pour bâtir cette autonomie stratégique ?

Sans doute parler moins et agir plus! À chaque fois que l’on remet sur la table les grandes questions stratégiques, on se heurte à des débats sémantiques qui n’en finissent pas. Je pense qu’il faut des actions concrètes, sans doute de portée plus limitée, mais avec des coopérations-clés sur des technologies d’avenir ou des capacités qui manquent encore aux européens aujourd’hui et sur lesquels nous sommes totalement dépendants. Je pense par exemple aux drones, aux technologies satellitaires, au renseignement, à la cyber sécurité, des dossiers sur lesquels nous sommes encore trop dépendants de puissances extérieures. Ce sont des programmes industriels à lancer avec beaucoup de volontarisme, peut-être d’abord à quelques pays avant que d’autres nous rejoignent. Je pense qu’il nous manque aussi cette flexibilité institutionnelle, se regarder en face en se disant que seulement quelques pays veulent ou peuvent. Après tout, les grandes réalisations que sont l’Union monétaire ou Schengen se sont faites avant tout avec les pays membres les plus volontaires et plus capable au départ. Et je pense que pour la défense, c’est aussi la façon d’avancer.   

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22 septembre 2021, 12:05