Reconstruire Notre-Dame-de-Paris, un défi technique, humain et spirituel
Cyprien Viet – Cité du Vatican
Le 15 avril 2019, lorsque l’émotion devant Notre-Dame-de-Paris en flammes a étreint des millions de Français bouleversés devant leur écran de télévision, et pour certains, rassemblés en prière dans les rues proches de la cathédrale, «on a vu l’âme de la France se relever», a d’emblée confié le général Jean-Louis Georgelin, représentant spécial du président de la République et président de l’établissement public chargé de la conservation et de la restauration de la cathédrale Notre-Dame-de-Paris.
Dès la nuit du 15 au 16 avril 2019, les équipes se sont mises en route pour sauver la cathédrale, et la levée de fonds qui a suivi a atteint un niveau inégalé dans l’histoire du patrimoine: à ce jour, elle s’élève à 834 millions d’euros, en incluant les dons de grands mécènes qui ont donné jusqu’à 200 millions d’euros, et des dons plus modestes mais touchants et chargés de sens, par exemple celui d’un enfant qui avait tenu à donner tout l’argent de poche reçu pour son anniversaire, s’est ému le général.
Actuellement, l’intérêt ne faiblit pas: le 2e anniversaire de l'incendie, le 15 avril dernier, a donné lieu à de nombreuses demandes des médias. Jamais la restauration d’un monument n’avait suscité un tel intérêt. «Nous ferons tout pour qu’elle soit rendue au culte et à la visite en 2024: c’est notre mission, notre pacte avec le président de la République et devant le pays», a assuré le général Georgelin. Il a reconnu des retards liés au problème du plomb qui implique des normes complexes dans le Code du travail, et à la crise du coronavirus qui avait provoqué une suspension du chantier avec le confinement de mars-avril 2020, et quelques autres difficultés pratiques ultérieures. «Mais l’objectif reste de trouver des voies et moyens pour répondre présent au rendez-vous de 2024», a assuré l’ancien chef d’état-major des armées.
Après deux ans s’achève la phase de sécurisation, et le chantier de restauration proprement dit débutera cet été. Le principe d’une reconstruction à l’identique de la flèche et de la charpente a été acté en juillet 2020 et la cathédrale retrouvera donc son aspect antérieur, ce qui n’empêche pas le déploiement de technologies très modernes dans ce chantier unique au monde. Un «travail admirable» a déjà été assumé par la quarantaine d’entreprises et de corps de métier impliqués dans ce chantier.
«L’enthousiasme, la fierté des compagnons, la conscience de réaliser quelque chose d’exceptionnel est très forte, qu’ils croient au ciel et qu’ils n’y croient pas», a confié le général, qui a aussi insisté sur le principe de l’affectation cultuelle du lieu: «J’ai bien conscience que nous ne reconstruisons pas un musée ou un palais gothique, mais bien une cathédrale pour le culte catholique», a assuré le représentant spécial du président Macron.
Un travail pluridisciplinaire pour rester fidèle à l’histoire de la cathédrale
Jonathan Truillet, directeur adjoint des opérations de l’établissement public chargé de la conservation et de la restauration de la cathédrale, a apporté quelques précisions techniques sur l’organisation de ce chantier, qui a suscité une mobilisation inédite des acteurs de la recherche issus de plusieurs domaines: archéologues, spécialistes des matériaux anciens, informaticiens… Le ministère de la Culture s’est associé au CNRS et huit groupes thématiques ont été créés pour étudier des aspects précis, comme la charpente, le métal, la pierre, le verre, mais aussi l’acoustique, ou encore l’émotion du public. Une centaine de personnes participent à ces groupes de travail.
Une «archéologie de catastrophe» a permis d’évacuer les débris en bon ordre, afin d’évaluer les caractéristiques de ces vestiges, notamment des éléments de la charpente médiévale et des pierres des voûtes médiévales et modernes… Au total, 10 000 morceaux de bois, 300 palettes de métal, 300 palettes de pierres ont été récupérés afin de ne perdre aucune information patrimoniale. Un premier tri s’est effectué dans des tentes disposées près de la cathédrale, et un centre d’études et de stockage a été créé en région parisienne afin de poursuivre l’inventaire de ces éléments.
Concernant les parties de la cathédrale encore debout, mais dont l’équilibre est parfois précaire, un nombre important de pierres devront être remplacées ou consolidées. Un relevé radar mené par un robot, fourni par un laboratoire privé, a été mené pour livrer un diagnostic précis. Des archéologues et des spécialistes des matériaux travaillent à identifier les pierres qui seraient réutilisables. «C’est une occasion, malheureuse, certes, de mieux connaître l’histoire de la cathédrale», a expliqué Jonathan Truillet.
L’apport des modèles numériques pour harmoniser la production de connaissances
Livio de Luca, coordinateur du groupe de travail «données numériques» du chantier scientifique du CNRS et du ministère de la Culture pour la restauration de Notre-Dame-de-Paris a pour sa part expliqué l’apport des technologies numériques, qui permettent d’analyser et de mettre en correspondance de milliers de ressources numériques.
Des relevés lasers tridimensionnels avaient déjà été menés avant l’incendie, notamment pour bien comprendre la géométrie des voûtes, et ces données sont très utiles pour la reconstruction. Cependant elles demeurent à compléter, et c’est ce qui est fait avec l’analyse des vestiges. L’objectif est de «rassembler les pièces de ce gigantesque puzzle» en faisant «parler» ces fragments.
Les outils numériques permettent d’aider les différents acteurs, selon leur sensibilité et leurs champ de compétences, à rassembler les données. Toutes les ressources actuelles doivent permettre de construire la mémoire d’une production de connaissances extraordinaire. La reconstruction de cette «cathédrale physique» est ainsi l’occasion de bâtir une «cathédrale du savoir», a expliqué Livio de Luca, en remarquant que la crise sanitaire a accéléré le recours à ces outils numériques.
Garantir et renforcer la cohérence liturgique de la cathédrale
Le père Gilles Drouin, prêtre du diocèse d’Evry-Corbeil-Essonnes, délégué de l’archevêque de Paris et directeur du projet d’aménagement de Notre-Dame-de-Paris, a pour sa part évoqué la dimension liturgique et sacrée de la cathédrale, qui représente un rare exemple d’un édifice ancien dont l’affectation demeure celle qui fut la sienne à son origine. Ce prêtre spécialisé dans le lien entre liturgie et architecture a précisé qu’il y a déjà eu trois réaménagements depuis le Concile Vatican II.
C’est un «édifice intégralement catholique, et donc ouvert à tous», a expliqué le père Drouin, qui a expliqué que le dernier réaménagement important datait de 2004, sous l’épiscopat du cardinal Lustiger. Alors que dans certains lieux de culte d’autres pays, confrontés eux aussi au tourisme de masse, le choix a été fait de ne laisser qu’un petit espace à la prière, et de dédier le reste à la visite de touristes éventuellement non-chrétiens, avec une séparation de ces deux mondes, pour Notre-Dame-de-Paris, la dynamique est différente: l’axe liturgique de la cathédrale doit rester central, et il n’y a pas de séparation matérialisée entre l’espace ouvert aux visites et celui de la liturgie. Tout doit être pensé ensemble. C’est un sujet fondamental pour le diocèse de Paris, qui demeure l’affectataire du lieu. Aussi bien les visiteurs «culturels» que «cultuels» doivent y trouver du sens.
Il faut certes tenir compte du fait que beaucoup des 12 millions de visiteurs annuels ne sont pas de culture chrétienne, mais il faut aussi les faire «entrer dans l’intelligence de ce pour quoi cette cathédrale a été construite : célébrer le Mystère chrétien». Par exemple, entrer par le portail central et non pas par des portes latérales, ce n’est pas anodin: c’est une façon concrète de se laisser saisir dans la dynamique spirituelle de cette cathédrale. Le sens des visites doit être pensé en cohérence avec cette orientation liturgique.
L’un des axes de réflexion pour la réouverture en 2024 serait d’imaginer un «parcours catéchuménal», en permettant aux visiteurs de redécouvrir l’Histoire sainte en déambulant devant les chapelles latérales. Cette proposition de sens pourrait passer aussi par la mise en place d’un baptistère bien visible dans le chÅ“ur et d’une meilleure visibilité de la Couronne d’épines dans l’axe liturgique. «La cathédrale s’est métamorphosée au fil de l’histoire, et il s’agit d’être fidèle à cette histoire», a expliqué le prêtre.
La remise en l’état de l’orgue, un défi titanesque
Mario d’Amico, facteur d’orgue et chef du chantier de dépose du grand orgue, a pour sa part présenté le chantier de décontamination de cet instrument unique au monde. L’appel d’offre pour la restauration est en cours pour les entreprises candidates. Il s’agit de l’orgue le plus grand de France, avec 8000 tuyaux, et le chantier de dépose a été très délicat: par exemple avec les risques d’éboulement, il a fallu évacuer le chantier à de nombreuses reprises car de petits mouvements de la structure provoquaient le déclenchement des alarmes.
Heureusement, lors de l’incendie, la température n’a pas atteint les 200 degrés qui auraient pu endommager fatalement l’instrument, mais les fumées de l’incendie et les aléas climatiques qui ont suivi nécessitent tout de même un nettoyage complexe pour en assurer la remise en service.
C’est une grande responsabilité de s’occuper de cet «instrument iconique, cher aux amoureux de l’orgue», a expliqué le spécialiste, de nationalité uruguayenne. Chaque jeu de tuyaux a donc été traité comme un objet d’art, avec délicatesse et précision. Des caisses ont été conçues spécialement pour chaque partie de l’instrument, et les conditions de stockage sont étudiées aussi pour éviter que les tuyaux ne se déforment. Les pièces les plus anciennes remontent à 1403, a-t-il précisé: depuis, l’instrument n’avait cessé de grandir et de subir des modifications.
La reconstruction de Notre-Dame, un chantier enthousiasmant et émouvant
Le dernier intervenant était Philippe Villeneuve, architecte en chef des Monuments historiques, chargé de la cathédrale Notre-Dame-de-Paris. Il a expliqué la philosophie du début du chantier de reconstruction: «Bien connaître la cathédrale pour bien la soigner». L’intervention des scientifiques s’est donc organisée dans une dynamique de don, de contre-don et de partage, avec la chance de pouvoir bénéficier de techniques ultra-modernes. Cette démarche ne se terminera pas en 2024: «les chercheurs continueront à travailler après l’ouverture de la cathédrale au culte et au public», a assuré l’architecte en chef.
Paradoxalement, la catastrophe du 15 avril 2019 a ouvert des champs d’exploration inespérés, rendant cette cathédrale encore plus vivante et féconde que si elle était restée en l’état. «À travers l’épreuve qu’elle a subie, la cathédrale va nous donner beaucoup: par exemple l’épaisseur des voûtes étaient inconnues avant leur effondrement», a précisé Philippe Villeneuve. Cet évènement tragique a ouvert une brèche pour la connaissance de l’architecture médiévale, il ouvre un chemin très vaste pour les futurs restaurateurs.
La doctrine de la restauration des monuments historiques pourra s’appuyer sur cette expérience, qui est observée avec attention dans toute la France mais aussi en Angleterre et en Italie, par exemple. L’expérience de Viollet-Le-Duc au XIXe siècle après les exactions de la Révolution française, avait permis de faire émerger un lien de plus en plus conscient entre l’architecture des monuments et la mémoire d’une nation. Le chantier actuel permet lui aussi, dans un autre contexte, de faire avancer la connaissance de l’architecture. Au XXe siècle, la reconstruction de la cathédrale de Reims après la Première Guerre mondiale fut aussi un moment important pour l’histoire de l’architecture. Le chantier de Notre-Dame-de-Paris, encore plus fortement, constitue un apport exceptionnel pour ce début de XXIe siècle, et les spécialistes d’autres pays abordent ce sujet avec leurs homologues français avec compassion et curiosité.
«Le contexte de traumatisme et les délais un peu fous n’empêchent pas les équipes de travailler dans un climat serein, dynamique et même euphorique: les compagnons qui travaillent actuellement sur le chantier ont la conscience d’œuvrer collectivement pour le patrimoine mondial de l’humanité, a précisé l’architecte en chef. Je regarde ces compagnons avec une infinie tendresse et reconnaissance : c’est terriblement émouvant. C’est une belle leçon de modestie. Notre-Dame apporte quelque chose de beau. Tous les acteurs du chantier font tout pour rendre Notre-Dame au monde. Nous n’avons plus que trois ans!», a conclu Philippe Villeneuve, ému et passionné par cette «épopée».
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