Crise sanitaire: garder une "proximité du coeur" avec les personnes handicapées
Entretien réalisé par Manuella Affejee - Cité du Vatican
En France, 250 d’entre elles se trouvant dans des établissement spécialisés sont ainsi mortes du Covid-19. Mais la vie quotidienne et le travail des quelques 10 millions d’enfants et adultes handicapés dans l’hexagone ont également été touchés par les mesures de restriction liées au confinement. Malgré les mesures d’aides et d’accompagnement prises par le gouvernement, de nombreuses familles et aidants se sont retrouvés dans des situations parfois complexes et difficiles à gérer. Et dans beaucoup de cas, le confinement a exacerbé un isolement déjà inhérent au handicap.
Le regard de Philippe de La Chapelle, directeur de la fondation OCH (Office chrétien des personnes handicapées) :
D’une part, le handicap isole dans la vie en général ; c’est violent et ça fait mal. Et le confinement a été pour beaucoup l’expérience d’un deuxième isolement. Sur notre site internet, , une maman témoignait de ce double confinement, celui de l’appartement et celui du handicap. Elle a 6 enfants dont une fille polyhandicapée qui prenait beaucoup de place dans sa vie, ce qui fait qu’elle n’avait plus aucun espace personnel et elle en était épuisée.
Mais en même temps, parfois, le handicap devient le lieu d’un lien et cette maman évoquait également des entraides, certes immatérielles, mais extrêmement précieuses, de la part de sa famille et mais aussi d’autres parents d’enfants handicapés, parce qu’on se comprend. Pouvoir s’appeler les uns les autres, prendre la mesure qu’on traverse les mêmes choses (…), ça fait du bien, ça soulage. Donc il y a vraiment une double réalité. De fait, cela a été une épreuve, mais elle a pu aussi générer de belles choses. C’était notre mission à l’OCH de soutenir ces belles choses et de les susciter.
Pour les personnes handicapées qui étaient seules chez elles, savez-vous si l’accès aux soins et les aides à domicile ont pu leur être assurées ?
Cela a été une des choses les plus difficiles, pas tant l’accès aux soins que la souffrance psychique générée pour ces personnes handicapées qui sont seules chez elles et qui ont été abimées par cette solitude. Elles ont souvent peu de réseau, peu de capacités de relation, n’ont pas accès aux technologies modernes de communication. Nous avons été très sollicités et nous-mêmes appelions souvent des personnes que nous savions être seules afin d’assurer un petit lien quotidien avec elles, pour qu’elles tiennent.
Mais cette question d’accès aux soins concerne aussi beaucoup de familles qui avaient leur enfant dans des établissements médico-sociaux : toutes les prestations qui leur étaient assurées ont disparu. Les familles l’ont constaté : c’est quelque chose qui a dégradé la vie de leur enfant. Tout d’un coup, il n’avait plus ce kinésithérapeute qui venait assouplir ses muscles deux fois par semaine… Cela a été un gros manque, un vrai recul même pour certains, qui sera lent à rattraper.
Vous parlez de centres pour personnes handicapées ; en Italie, beaucoup de ces centres ont été très fortement touchés par le Covid-19 qui y a fait souvent des ravages, comme pour les EPHAD. Retrouve-t-on ce genre de situation en France ?
Je n’ai pas de statistique, mais je peux vous dire oui par expérience. Je connais des établissements qui ont été sévèrement touchés, avec des décès, des situations très lourdes. J’ai eu le sentiment que ces établissements ont été maltraités, comme les EPHAD. Il n’y a pas eu de prise en compte suffisante de ces lieux de fragilité. Et d’ailleurs les soignants et les accompagnants n’ont pas eu la reconnaissance qu’on a pu accorder aux infirmières et infirmiers qui le méritaient parfaitement, à l’instar des personnels de ces centres.
On parle beaucoup des mesures de protection et de distanciation physique à adopter en cette période de dé-confinement. Qu’en est-il des personnes handicapées ? Pense-t-on à elles dans cette stratégie qui se met en place ?
Oui. Le gouvernement français, en tous cas, a pris pas mal de mesures pendant le confinement et après, pour que les besoins spécifiques des personnes handicapées soient prises en compte.
Mais on n’empêchera jamais que cette «distanciation sociale» –qui est le terme le plus horrible qu’on ait pu trouver- est complètement anti-culturel et anti-naturel pour beaucoup d’entre nous, mais aussi pour les personnes handicapées –je pense surtout à celles qui souffrent d’un handicap mental- qui ont tellement besoin de proximité. Il faut prendre des mesures de précaution, mais ma crainte est qu’en invitant sans cesse à se méfier les uns des autres, on induise quelque chose qui est à l’envers de ce que ces personnes ont dans le cĹ“ur. Donc il faut vraiment être vigilant dans les relations que nous avons avec les personnes les plus fragiles, que ces mesures dites de distance ne soient pas un manque de proximité au niveau du cĹ“ur. Cela me parait un enjeu très important, pour nous chrétiens notamment. Car toute l’anthropologie chrétienne est une anthropologie de proximité ! C’est pour cela qu’on parle toujours de «mon prochain». Il ne faut pas perdre cela ! Nous devons prendre en compte les règlements, qui sont nécessaires, mais ne pas perdre cette proximité, cette dimension du cĹ“ur qui fait que l’autre est mon prochain, même avec un masque, ou un mètre de distance.
Quel regard porteriez-vous sur cette crise qui a révélé, ou du moins, mis en lumière nos fragilités ?
Oui il est évident que cette crise a révélé une fragilité de nos sociétés qui était là, mais qu’on ne voulait pas trop voir et dont on a pris conscience. J’espère qu’on aura la sagesse d’écouter les plus fragiles, pour construire et reconstruire derrière. Cette expérience de fragilité collective nous a déstabilisés et elle continue encore de le faire, car elle n’est pas finie. Mais je pense que les personnes fragiles ont une vraie expertise en la matière. Elles savent, elles connaissent la fragilité, souvent depuis leur naissance, et elles ont appris, pour certaines, à en faire une force. Nous devons chercher, nous aussi, à faire une force de cette expérience douloureuse; si l’on se met à l’école des plus fragiles, nous avons des chances de grandir en fraternité. Si, à l’inverse, on les met de côté, comme on l’a souvent fait, on risque de bâtir quelque chose qui nous épuise, qui nous mette les uns à côté des autres, parfois mêmes les uns contre les autres, mais rarement les uns avec les autres. Or, c’est en étant les uns avec les autres, qu’on fera une société plus juste, plus humaine ; ce n’est pas grave si elle est plus pauvre, dès lors qu’elle sera plus belle et plus humaine.
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