蜜桃交友

Entretien réalisé par Manuella Affejee - Cité du Vatican

L鈥�épidémie de coronavirus continue de se propager, contraignant les autorités des pays les plus touchés à adopter des mesures drastiques 鈥搈ise en quarantaine de régions entières, confinement des particuliers, fermeture d鈥�écoles, d鈥檜niversités, de certains lieux publics, annulation d鈥�événements- afin de la contenir le mieux possible. D鈥檃utres États ont tout simplement fermé leur territoire aux passagers en provenance de pays infectés 鈥揷omme la France, l鈥橧talie ou l鈥橧ran.

Cette situation sans précédent dans l鈥橦istoire récente n鈥檈st pas sans avoir suscité un vent de panique parmi les populations, conduisant parfois à des comportements irrationnels.

Nous avons recueilli l鈥檃nalyse du philosophe français Martin Steffens.

De quoi cette angoisse généralisée est-elle le signe, selon vous?

C鈥檈st un signal: on a peur parce qu鈥檕n est des êtres vivants et que l鈥�être vivant se caractérise, comme l鈥檃ffirmait Hans Jonas (historien et philosophe allemand (1903-1993, ndlr), par le fait de «dire oui à la vie et non à la mort». Quand la mort approche, il y a un signal, très sain d鈥檃illeurs, qu鈥檕n nomme la peur et qui nous prend.

Ce qui est intéressant dans cette épidémie-là c鈥檈st qu鈥檕n peut avoir l鈥檌mpression qu鈥檕n en fait un peu trop. Elle est très contagieuse certes, mais il y a finalement assez peu de morts, bien moins que la grippe. Mais lorsqu鈥檕n l鈥檈nvisage, cela révèle en nous non seulement des ressorts qui relèvent de l鈥檌nstinct vital 鈥� la peur-, mais aussi des ressorts très enfouis d鈥檜n «sacré archaïque». Archaïque et en même temps laïc, puisqu鈥檌l est soutenu par la science, l鈥檋ygiène, etc. En effet, vous avez une chose, une puissance invisible et inquiétante 鈥� le dit virus- qui tout à coup rend problématique tous nos échanges; il en va de même pour le sacré, où le but est de ne pas toucher par 鈥渃ontagione鈥�, disait-on en langue latine; par contact on risque de profaner la chose, de se souiller ou de souiller. Et bien c鈥檈st la même chose ici: en raison de cette puissance invisible qui est là sans être là, on craint d鈥檈ntrer en contact, de toucher ce qu鈥檌l ne faut pas toucher.

Mais cette résurgence du sacré dans nos sociétés, qui ont tout fait pour l鈥�évacuer, n鈥檈st-ce pas une bonne chose en définitive?

Il y a une ambiguïté très forte dans le sacré. La sacré est l鈥檌nverse de la violence, qui est le contact sans relation. Le sacré est, au contraire, une relation telle qu鈥檕n ne veut pas de n鈥檌mporte quel contact ou rapport. Au fond, il y a quelque chose de très beau: on sacralise la personne, on ne veut pas entrer en contact avec elle de n鈥檌mporte quelle manière, on prend soin de ne pas violer sa vie privée ou son corps.

Mais le sacré, c鈥檈st aussi ce qui est séparé, c鈥檈st d鈥檃illeurs son sens premier; c鈥檈st ce qu鈥檕n met à l鈥�écart, 鈥渆n quarantaine鈥�, pourrait-on dire. C鈥檈st aussi ce qu鈥檈st venu briser Jésus. Jésus, c鈥檈st Dieu qui entre en contact avec l鈥檋umanité pour profaner toutes nos fausses sacralités, notamment nos sacralités d鈥檈xclusion. Car finalement, le sacré fabrique de l鈥檈xclusion, des «intouchables», des lépreux, des boucs-émissaires aussi. Et il faut s鈥檈n méfier. Je trouve qu鈥檕n est à la fois dans la peur pour l鈥檃utre 鈥� et ce serait la plus belle part du sacré- , on a peur d鈥�être porteur du virus pour notre grand-mère de plus de 80 ans et à la fois, on a peur de l鈥檃utre et en cela, ce sacré archaïque est un peu inquiétant.

Dans un tel contexte, qui est aussi celui du Carême, qu鈥檈st-ce qui doit caractériser l鈥檃ttitude du chrétien? Comment peut-il faire la différence dans cette situation mouvante et inquiétante?

Le chrétien doit se laisser toucher par le monde, par les peurs qui le traverse; je pense qu鈥檌l y a deux attitudes qui ne peuvent pas être les siennes: c鈥檈st d鈥檃bord de se placer au-dessus de la mêlée et de dire «même pas peur !» ou «même pas peur de la mort», ce qui est faux鈥� Nous sommes des êtres de chair et le Christ lui-même aurait bien aimé que cette coupe passât loin de lui. Et puis, ne pas céder à cette peur qui va devenir peur de l鈥檃utre. (鈥�) On doit veiller à ce que ces peurs, qui sont bien naturelles ne débouchent pas sur un surnaturel morbide, un surnaturel de l鈥檈xclusion et un surnaturel de ces ambiances de peste.

Une chose suscite le débat parmi les chrétiens: la fermeture des églises dans les régions les plus touchées par le virus, comme ici en Italie et en France. Pour certains, l鈥�Église ne devrait pas se soumettre au principe de précaution des autorités civiles, d鈥檃utres craignent un isolement spirituel qui serait un contre-témoignage. Quel est votre sentiment sur ça?

Il y a un risque réel: une fois qu鈥檕n aura une société où toute le monde aura un masque pour se protéger de l鈥檃utre, on aura vraiment perdu quelque chose. J鈥檃ime bien me dire qu鈥檕n meurt des maladies de notre temps: passer son temps à regarder ce qu鈥檌l y a dans son assiette plutôt que d鈥檃ccepter d鈥檃voir été invité par un ami et manger ce qu鈥檌l nous a servi, c鈥檈st aussi un contre-témoignage par rapport à la charité.

Une humanité uniquement soucieuse de son auto-conservation est déjà en train de mourir. Ce n鈥檈st pas comme cela qu鈥檕n vit, ni même qu鈥檕n vit plus longtemps, c鈥檈st en tentant pleinement l鈥檃venture de la vie. Mais cela ne peut pas être sans une certaine prudence. Dans le cas d鈥檜ne épidémie, on peut très bien supporter un virus et le transmettre à quelqu鈥檜n qui va bien moins le supporter.

En ce qui concerne les églises, peut-être sont-elles tellement pleines en Italie et que cela fait des réunions de plus de 5 000 personnes鈥� Mais en France, en général, on est plutôt 3 personnes sur un banc, donc on peut largement respecter cette distance (de sécurité) ! Donc méfions-nous de cet autre sacré, de ce sacré de l鈥�État, de l鈥檋ygiène ou de la science qui pourrait vraiment nous mettre à part les uns des autres.  N鈥檕ublions pas que les chrétiens ont un sacré minimal, qu鈥檌l n鈥檡 a pratiquement pas de tabou, que Jésus va dans tous les milieux, se laisse toucher par toutes les personnes, même par la femme hémorroïsse 鈥搎u鈥檕n ne touchait pas car elle perdait du sang. Et bien lui, Jésus, se laisse toucher par elle. C鈥檈st important d鈥檃voir cela en vue, sans être imprudent.

Cette crise -dont on perçoit les conséquences sanitaires et économiques- pourrait-elle avoir des effets positifs ? Que devrait-elle réveiller chez les gens ?

Ce qui m鈥�étonne, c鈥檈st l鈥檃ffirmation par le monde entier de cette préférence pour la vie par rapport à l鈥�économie. Pour un virus qui est moins virulent que la grippe, on a grippé l鈥�économie mondiale鈥� Si on avait assez de ferveur pour faire cela, pas pour les vivants actuels mais pour les générations futures, contre le réchauffement climatique ! Arrêter, tout poser, enrayer le mécanisme qui nous emporte, freiner cette monture qui nous emporte. Finalement, on le fait pour une épidémie, pourquoi ne le ferions-nous pas pour des enjeux écologiques qui nous attendent et nous pressent? Donc c鈥檈st intéressant: on préfère encore la vie à l鈥�économie. Disons-le nous et profitons-en pour déployer d鈥檃utres façons de se lier, peut-être plus locales, pour inventer l鈥�économie durable de demain.