Une 'Mère Teresa' pour les prostituées de Stockholm
Charlotta Smeds - Cité du Vatican
La question se pose spontanément lorsqu’on la rencontre. Comment est-ce possible? Comment est-il possible que cette Suédoise, victime d’une succession dramatique de vicissitudes depuis son enfance, ait des yeux qui ne transmettent que paix et joie profondes?
«Je veux rencontrer le Pape»
La rencontre avec Elise Lindqvist a lieu peu après son arrivée à Rome. Elle est venue pour saluer le Pape François au cours d’une audience générale du mois de mai 2019, avec un unique souhait : «Je veux remercier le Pape François pour sa lutte contre la traite des êtres humains».
Elise Lindqvist a le même âge que le Pape François, tous deux sont nés en 1936. Elle a aussi la même détermination infatigable. Pour serrer la main du Saint Père, avec son petit mètre cinquante de hauteur, Elise grimpe sur les pieds de la barrière.
«J'ai entendu parler de vous. Vous faites un travail merveilleux», lui dit François.
Le Pape sait qu’elle a passé ses nuits à soutenir et à consoler les femmes des rues de Stockholm. Depuis plus de 20 ans, elle va à leur rencontre pour les soutenir, pour être une mère et leur rappeler qu'il y a une vie au-delà de la rue. Et ça, elle le sait bien. Elle a été l’une d’entre elles.
Une enfance dramatique
Elise Lindqvist est née dans un petit village suédois, et dès l'âge de 5 ans, les abus sexuels font partie de son quotidien. Elle souligne que ce n'est pas son père qui l'a maltraitée, mais des proches de la famille. Effrayée, elle obéissait, convaincue que cela faisait partie de ce que les enfants devaient endurer. «Quand ils me demandaient d’aller manger chez eux, je connaissais le prix à payer. Après je m'enfuyais, menacée de mort si jamais je parlais».
La douleur était telle qu'elle ne pouvait faire confiance à aucun adulte. Elle se sentait abandonnée de tous ceux qui devraient la défendre. Jusqu’à sa mère qui détournait le regard lorsque les hommes l'emmenaient dans une autre pièce. A l’école, lorsque l’instituteur envoyait les élèves dans la cour pour la récréation, il disait aussi : «Elise, reste ici !»
Son père était le seul qui la prenait parfois dans ses bras en lui disant «ma petite fille». Tous les autres l'ont punie, lui reprochant d’être «laide et stupide».
«Je pense que sans les petites expressions de tendresse de mon père, je n'aurais pas survécu». Mais après la mort de son père, alors qu’elle n’a que 10 ans, la vie d’Elise se complique ultérieurement. Le nouvel ami de sa mère abuse de l'alcool et l'attaque en permanence. «Un jour, il a pointé son arme sur moi, j'avais à peine 12 ans. Je l'ai supplié de tirer, parce que je ne voulais plus vivre». Il a appuyé sur la gâchette, mais le fusil n’était pas chargé. «Le Seigneur me voulait vivante, même si j’ignorais encore son existence».
«Comme tu es belle»
A quatorze ans, elle s'enfuit de chez elle et arrive dans une ville où une famille généreuse prend soin d'elle. «Quand la mère de famille m'a déshabillée le premier soir, j'ai pensé, résignée, que ça allait recommencer ici aussi. Mais au lieu de cela, elle m'a lavée très délicatement».
Elise devient très sérieuse au cours de cette période de sa vie. «Ce qui m'arrive aujourd’hui, c'est ce qui arrive à des milliers de filles tous les jours. Les proxénètes savent comment aborder leurs parfaites victimes». Dans le cas d'Elise, c'est une femme qui un jour l’a abordée en lui disant : «Comme tu es belle».
«C'était une femme magnifique. Personne ne m'avait jamais traitée de belle et en un instant, j'étais totalement en son pouvoir. J’aurais fait n'importe quoi pour elle. Je l'appelais ‘maman’. Elle m'achetait des vêtements et du maquillage. Un jour, elle m'a dit que je devais travailler pour elle, en vendant mon corps à ses clients. J'avais 16 ans, et j'ai obéi».
Elise ne sait pas exactement combien d'années elle s’est prostituée pour elle. Elle se souvient juste comment elle s'est arrêtée, après avoir subi des violences répétées de la part d'un client. Elle est retournée voir sa maîtresse et lui a dit qu'elle ne pouvait plus travailler comme prostituée.
«J'ai eu de la chance. Si aujourd'hui une fille refuse de continuer à travailler comme prostituée, elle est tuée et son corps disparaît. Ma maîtresse a ouvert la porte et m’a jetée dans l'escalier : ‘Tu n'as plus rien à faire ici’, m’a-t-elle dit».
Elise commence alors une de sans-abri, cherchant sa nourriture dans les poubelles. «Je ne connaissais que des relations destructrices, et j'ai fini avec des hommes violents. Pour me consoler, j'ai mélangé alcool et drogue, et je suis tombée dans une dépendance de plus en plus désespérée».
La lumière de Jésus
En regardant cette femme, on voit un visage qui n'exprime que paix et joie. Il n'affiche aucune trace de son passé dramatique, aucune amertume ni ressentiment.
«En 1994, j'ai été admise dans un centre de réadaptation. Tout le monde avait peur de moi. Dès que quelqu'un s'approchait, je le frappais, et si je voyais un homme, je lui crachais dessus et lui lançais des gros mots. Tout ce que je connaissais, c'était la colère».
Le comportement des autres dans ce centre lui semblait totalement étrange. «Tout le monde souriait. Au début, je me disais que j'avais définitivement atterri dans un asile de fous. Les sourires étaient provocateurs. Au bout d'un moment, j'ai même pensé que derrière ces sourires, il y avait certainement des produits chimiques fantastiques et j'ai commencé à demander quelles "pilules" ils prenaient.»
Mais au lieu de "pilules", ils l’ont emmenée dans une chapelle et se sont mis à prier pour elle. Méfiante et fermée, elle assiste à cette scène sans savoir ce qui se passait vraiment autour d'elle.
«Je ne savais rien de Dieu, ni de la prière. L’Eglise n’était pour moi qu’un lieu de mort».
À un certain moment, il se produit quelque chose qu’elle décrit comme une intervention surnaturelle. «J'ai eu la sensation physique de prendre une douche, mais sous une pluie de lumière et de paix. Jésus était le seul qui pouvait me guérir, j'étais un cas humain impossible. C’est à ce moment-là que je suis née. Il y a 25 ans, Jésus m'a donné la vie et j'ai appris à marcher dans son amour».
Pas de guérison sans pardon
Quelques mois plus tard, alors qu’elle s’habituait à regarder autour d’elle avec un Å“il nouveau, faisant ses premier pas dans la foi, son père spirituel lui confie qu’elle doit accomplir un pas supplémentaire. Elle doit pardonner !
«Une nouvelle fois, j'ai réagi avec une profonde colère. Comment pouvait-il s'attendre à ce que je pardonne le mal que tant de gens m'avaient fait ?» Elise raconte qu’il a fallu lui expliquer longuement qu'elle ne pourra jamais guérir complètement si elle ne pardonnait pas.
«Ce fut un processus long et douloureux, passé en prière dans la chapelle. Nom après nom : J'ai finalement réussi à pardonner à ma mère, qui ne m'a ni aimée ni défendue. J'ai compris qu'elle n'en était pas capable, et qu'elle aussi, était une victime».
Ange des prostituées
Depuis plus de 20 ans, Elise Lindqvist puise dans sa dramatique expérience pour aider d'autres femmes : «La première fois que je suis sortie le soir, dans la célèbre rue des prostituées de Stockholm, Malmskillnadsgatan, j’ai revu mon passé et j'ai réalisé que c'était l'endroit où je devais Å“uvrer».
Elle définit sa mission comme une présence maternelle et constante - une personne qui écoute, embrasse, apporte quelque chose à boire et donne quelques vêtements pour se réchauffer pendant les froides nuits d'hiver.
«Quand je parviens à sortir une fille de la rue, c'est la plus belle récompense, mais ma présence est plus pour offrir une consolation et donner du courage. Leur faire savoir qu'il y a quelqu’un qui les aiment et qu'elles ne sont pas seules. Elles m'appellent ‘maman’ », dit Elise.
Invitée à prendre la parole lors d’une session du Parlement européen le 18 octobre 2016, à l’occasion de la Journée européenne contre la traite des êtres humains, elle souligne, dans son discours aux eurodéputés, leur responsabilité de renforcer par des résolutions concrètes l’interdiction totale de la traite des êtres humains, dans la mesure où tous les pays membres ont pris conscience du problème : «J'ai conclu en disant que je reviendrai quand j'aurai 90 ans pour vérifier si les engagement pris sont effectivement tenus».
En traversant la place Saint-Pierre à la fin de l'audience, sa démarche est boitillante : «J'ai été jetée d'un escalator il y a quelque temps. Pour certaines personnes, ma présence auprès des prostituées est agaçante».
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