Face à l’intelligence artificielle, «l’ɱ¹²¹²Ô²µ¾±±ô±ð a tant de choses à dire»
Entretien réalisé par Jean-Benoît Harel – Cité du Vatican
«Algoréthique». Ce néologisme est utilisé par le Pape François pour promouvoir l’éthique dans le domaine de l’intelligence artificielle. Etienne de Rocquigny travaille aussi à donner une parole chrétienne sur l'intelligence artificielle comme président du think-tank . Cet ancien professeur de mathématiques et vice-doyen de la recherche à Centrale Paris est désormais entrepreneur dans l’intelligence artificielle et estime que cette annonce de l'Évangile dnas le monde de la tech est urgente.
Il estime que la proposition chrétienne (pour paraphraser Blaise Pascal à qui il a dédié un «Le sens de l’IA») doit passer par les algorithmes, autant par l’inspiration des points essentiels de doctrine sociale de l’Église que dans les questions métaphysiques que pose l’utilisation de l’intelligence artificielle.
Pour moi le sujet c'est l'espérance et le bien commun. Le piège de l'éthique, c'est un piège pharisien. L'éthique, c'est au mieux une discipline, un moyen, au pire une manipulation en fait pharisienne. Les considérations éthiques sont toujours incomplètes et elles passent à côté de l'essentiel: le service du bien commun et la recherche collaborative de ce bien commun.
Je pense que le témoignage chrétien et l'héritage biblique ont bien plus de choses à dire que simplement l'éthique. Il y a toute chose à dire sur: qu'est-ce que c'est que le bien commun? Qu'est-ce que c'est que servir la personne humaine et servir la planète sans l’asservir? Et puis surtout, quel est le projet lui-même, quelles sont les finalités de l'IA? Les règles éthiques ne précisent pas la finalité.
Il est parfois bien difficile de comprendre comment l'intelligence artificielle peut être utilisée au service du bien commun dont vous parlez.
Il y a plein de très beaux exemples. Par exemple, j'ai été impliqué dans une affaire pour donner de l'eau potable dans les villages les plus reculés du Burkina Faso. En mettant des dispositifs de maintenance préventive sur des pompes manuelles et en embauchant des gens qui étaient illettrés, on a réussi à les faire fonctionner et à donner de l'eau potable.
Voilà une application au service du bien commun. Ainsi, la question de l'éthique est en fait secondaire. La question principale, c'est comment est-ce qu'on est créatif pour imaginer des usages dans l'intelligence artificielle?
N'y a t-il pas une tentation de toute puissance où l'homme finalement se prend pour Dieu? Comment faire de la place à Dieu dans ce processus?
C'est le mystère de la co-création. Je pense que nous sommes co-créateurs à travers les algorithmes. La grandeur de notre vocation, c'est d'être vraiment co-créateur.
Le point fondamental est la question de la liberté, du libre-arbitre. Effectivement, l'avenir n'est pas écrit et en réalité, si l'intelligence artificielle a une promesse prédictive très forte, cette promesse prédictive est inférieure à la liberté créatrice de l'homme. Et c'est la personne humaine qui doit faire preuve de libre arbitre pour discerner, avec l'aide de l'Esprit Saint, les bons usages.
Le témoignage chrétien a une réponse essentielle qui est celle du libre arbitre en fait, et qui ne nie pas la beauté de la vocation scientifique et la créativité, l'ingéniosité humaine pour essayer de contrôler les aléas grâce à l'intelligence artificielle.
Je pense que l'aventure algorithmique, c'est vraiment une aventure créative où le Seigneur nous accompagne pleinement, libre, pleinement respectueux de notre liberté.
Comment contrer cette toute puissance illusoire qui peut parfois nous laisser penser que nous sommes des créateurs tout-puissants? Comment trouver le sens de la limite dont le Pape parle souvent au sujet de l'intelligence artificielle?
Souvent, je reprends le texte du péché originel de la Genèse: «La femme dit que le fruit était désirable, car il procurait l'intelligence». Tout se passe comme si la tentation de toute puissance, qui est en fait une tentation diabolique au cÅ“ur du péché originel, est associée à une vision de l'intelligence qui serait celle d'une volonté orgueilleuse de tout contrôler et de tout savoir.
Ce qui est très intéressant, et c’est l'avertissement biblique que reprend le pape, c’est que c'est dangereux et même diabolique que de vouloir par l'IA tout contrôler, et en particulier écrire le bien et le mal. Non, le bien et le mal, c'est quelque chose qui nous dépasse infiniment et sur lequel il faut discerner avec le cÅ“ur et la raison. Il faut résister à ce fantasme de toute puissance.
Cette toute-puissance se retrouve aussi dans le domaine de l’écologie lorsque l’homme exploite voracement les ressources de la planète.
Oui, le sujet de la sobriété algorithmique a deux volets importants. D’abord le volet anthropologique, c'est le fait de résister à l'addiction qui est très forte et qui va devenir de plus en plus forte avec l'IA générative pour y mettre une limite. Le Seigneur a créé le monde en sept jours, mais au bout du sixième, il s'arrête. Le Seigneur est dans une forme d'auto-limitation.
Ensuite, le deuxième volet, c'est le volet de l'écologie intégrale. La tentation dans l'intelligence artificielle, c'est de construire des machines toujours plus compliquées, plus énergivore… Il y a énormément de choses à faire pour réduire la taille, le paramétrage des grandes IA sans perdre en efficacité mais en réduisant leur impact écologique.
Vous avez écrit un manifeste pour un usage raisonné et presque évangélique de l'intelligence artificielle à travers les principes de la doctrine sociale de l'Église, avec votre think tank Espérance et Algorithmes. Qu'est-ce que l'enseignement millénaire de l'Église peut dire au sujet de l'intelligence artificielle?
Un des principes sur lequel on a discerné depuis longtemps, c'est la concurrence. Il y a un très grand risque aujourd'hui dans l'intelligence artificielle autour des oligopoles. Car si le futur de l'intelligence artificielle est entre les mains de quelques grandes entreprises internationales, les tentations d'excès de pouvoir sont très grandes. Or, elles seront bien moindres s'il y a une concurrence très active.
Et d'ailleurs la doctrine sociale de l’Église évoque la concurrence comme un des moyens de conquête du bien commun. Il faut absolument réguler la tentation oligopolistique.
Parmi les entrepreneurs chrétiens, on aimerait bien que le Pape puisse parler d'une deuxième dimension qui est très intéressante et très évangélique, c'est l'open source (ndlr: code conçu pour être accessible au public). Pour moi, c’est une illustration intéressante de la destination universelle des biens et d’autres principes de la DSE.
Avec l'open source, on a une possibilité de développement par de nombreuses personnes, y compris des entrepreneurs en Afrique, qui peuvent se saisir des codes open source et faire des IA à leur niveau.
Aujourd'hui, tous les métiers sont ou seront à court ou moyen terme impactés par l'intelligence artificielle. Faut-il s'adapter à cette technologie et comment le faire?
On est entre deux pièges. Le premier piège, c'est celui de la crise des luddites qui ont cassé les métiers à tisser à la fin du 18ᵉ siècle en disant que les métiers à tisser, c'était la fin du métier de tisserand. Ceux qui ont cassé les métiers à tisser ont perdu leur travail alors que les tisserands indépendants ou les entreprises qui ont commencé à s'en servir, eux, non seulement ils ont gagné: ils ont gardé leur travail, mais ils ont même embauché.
Dans l'histoire fait longtemps qu'il y a des chocs d'automatisation. Et donc à chaque choc économique, évidemment, il y a toujours la question de savoir comment je réorganise le travail. Un texte inspirant pour un chrétien, c'est celui de la parabole des talents. Il y a une forme de peur et de paresse du mauvais serviteur qui va enfouir sous terre les talents.
Et moi j'ai la conviction qu’il est possible de trouver des situations dans lesquelles on va transformer une entreprise dans l'intérêt de tout le monde. Par exemple en redonnant un travail plus intéressant aux personnes et donc élever la dignité du travail humain. Mais évidemment, il y a une conversion à voir, car la tentation est grande de faire une automatisation radicale et de virer tout le monde.
L'intelligence artificielle propose de véritables gains de productivité. Est-ce finalement son seul but?
Il y a quelque chose dans la tendance actuelle qui est à convertir, c'est que depuis plusieurs années, l’IA a été beaucoup construite par des ingénieurs en quête d'efficacité. Et la science est en retard. La noblesse de la recherche scientifique et en particulier la vocation chrétienne du scientifique, c'est la quête de la vérité et pas simplement l'efficacité.
Alors dans ce contexte, quel est le rôle des chrétiens dans le débat sur l'encadrement de l'intelligence artificielle?
Moi, ça fait 30 ans que je suis dans les sujets des algorithmes et j'ai toujours été à me dire: «comment est-ce que je suis le Christ?». Et plus ça va, plus je me dis qu'en fait, si les chrétiens n'apportent pas un témoignage explicite et fort vis à vis de l'intelligence artificielle, les pierres vont crier.
Je pense qu’en fait l'intelligence artificielle est une gigantesque provocation qui appelle l'Évangile. Vis-à-vis des angoisses légitimes et profondes, sur la liberté, la dignité du travail humain, le rapport de l’homme à la machine, que nos contemporains se posent aujourd’hui sous la pression de l'IA, je pense que l'Évangile a les réponses et que le monde attend ces réponses-là.
Le monde de la tech, les entrepreneurs, les data scientists, ce sont des gens en quête de sens. La plupart du temps, ce ne sont pas des mercenaires, ce sont pas des gens qui veulent faire carrière et qui veulent gagner beaucoup d'argent, ce sont des gens qui veulent faire quelque chose pour changer le monde.
Face à cette aspiration, je pense qu'il faut résister à la tiédeur, alors que l'Évangile a tant de choses à dire par rapport à ce sujet. Et c'est un peu pour moi le piège d'une version trop petit politiquement correcte, c'est que si on descend dans l'éthique politiquement correcte mais les chrétiens n'ont rien de plus que ce que dit le monde entier. Alors qu'ils ont tellement à dire. Si je prends les six principes de l’appel, je fais copier-coller avec tout ce que le reste de la planète a écrit: il n'y a pas de différence en fait. L'Évangile a tellement de de justesse et de radicalité par rapport à une soif de repère qu'il serait dommage d'être tiède.
Merci d'avoir lu cet article. Si vous souhaitez rester informé, inscrivez-vous à la lettre d’information en cliquant ici