«Le drame existentiel de la guerre apporte un nouveau regard sur l'œcuménisme»
Entretien réalisé par Delphine Allaire - Cité du Vatican
Le thème de cette semaine de prière pour l'unité des chrétiens 2023 est tiré du livre d’Isaïe: «Apprenez à faire le bien: recherchez la justice» (Is 1,17). Un verset de l’Ancien Testament choisi par les Églises chrétiennes du Minnesota aux États-Unis. Pendant une semaine, des initiatives Å“cuméniques se multiplieront dans le monde entier pour culminer à Rome mercredi 25 janvier, solennité de la conversion de saint Paul. Selon la tradition, le Pape célèbrera alors les secondes vêpres en la basilique romaine de Saint-Paul-hors-les-Murs à 17h30.
Il s’agit de la première semaine de prière pour l’unité des chrétiens depuis le début de la guerre en Ukraine, il y a près d'un an. Plus de 330 jours de guerre qui ont compliqué les relations entre orthodoxes ukrainiens, sans même évoquer les orthodoxes russes, mais qui ont aussi parfois pu rapprocher certaines communautés chrétiennes.
Pavlo Smystnyuk, théologien, philosophe ukrainien, est l’ancien directeur des études Å“cuméniques de l’université catholique de Lviv. À présent chercheur à Princeton aux Etats-Unis, il nous livre son regard sur l’œcuménisme éprouvé par le drame existentiel de la guerre.
Comment aborder l’unité des chrétiens en temps de guerre et comment l’œcuménisme évolue-t-il au fil de celle-ci?
Le philosophe grec Héraclite d'Éphèse formulait son idée de la guerre comme polemos, «le roi qui décide de tout, qui change tout». La guerre a changé la manière dont on imagine, parle, prie pour l’unité des chrétiens. En situation de paix comme en France, Suisse, Italie, l’œcuménisme n’est pas une question tellement pratique et nécessaire. Le fait d’être séparé est ressenti seulement sur le plan théologique, comme une erreur d’histoire, mais n’influence pas le quotidien. En Ukraine, la guerre fait que chaque moment d'absence d’unité est senti de façon existentielle; surtout dans l’orthodoxie ukrainienne où les rapports sont complexes entre les deux juridictions. La guerre a aggravé ces tensions. D’un autre côté, elle a aussi uni les chrétiens d’Ukraine, catholiques, orthodoxes et protestants, d’une manière pratique par l’aide humanitaire -accueil des réfugiés est-ukrainiens orthodoxes par les ouest-ukrainiens catholiques dès les premiers jours, notamment à l’université catholique de Lviv-, mais aussi par la coopération internationale, où il s’agit de porter, ensemble, la voix des chrétiens ukrainiens à l’étranger.
Comment l’œcuménisme est-il considéré dans le monde orthodoxe?
Le terme même d’œcuménisme est en quelque sorte disqualifié. Ils l’interprètent comme une forme de syncrétisme et de compromis religieux sur la théologie, ce que l’œcuménisme n’est pas. Prudence est donc de mise sur ce sujet. Il y a des tensions avec l’Église autocéphale devenue indépendante, qui n’a pas encore eu d’expérience de dialogue Å“cuménique au niveau international. Elle n’était pas membre du conseil Å“cuménique des Églises, n’a pas eu de relations avec ni le Saint-Siège ni avec d’autres acteurs Å“cuméniques. C’est le moment pour elle de découvrir aujourd’hui ce dialogue. Il y a beaucoup de projets à l’étude. Par exemple, l’Institut d’études Å“cuméniques de Lviv a un projet sur la formation des séminaires, réunissant des séminaires catholiques et orthodoxes, mais aussi les protestants. C’est un long chemin, difficile, compliqué par la guerre, même si de par le drame existentiel qu’elle représente, elle nous fait aussi prendre conscience que nos conflits interconfessionnels ont peut-être moins de raison et d’importance que l’on ne l'a toujours cru.
Le thème de cette semaine pour l'unité des chrétiens est «Apprenez à faire le bien, recherchez la justice» (Is 1,17). Comment ce verset peut-il s’appliquer aux Ukrainiens qui luttent aujourd’hui pour leur liberté?
La justice et la paix vont de pair quand on réfléchit sur la guerre. Mais il y a une tension entre ces deux notions. Il est parfois difficile de les faire tenir ensemble. Je pense que pour la majorité des Ukrainiens, si l’on faisait la paix aujourd’hui, ce ne serait pas une situation vraiment juste. Il y a un malaise à parler de paix sans la justice. D’un autre côté, si en cherchant la justice, l’on ne pense pas à la paix, c’est aussi un problème. Le Pape François met souvent en garde à ce sujet: quand l’on cherche la justice de façon trop abstraite, l’on peut oublier les victimes. Cette prière pour l’unité nous invite, au niveau abstrait, théologique, social, mais aussi très pratique, à rendre notre société plus juste.
Vous êtes désormais aux États-Unis. Des chrétiens du Minnesota ont choisi le thème de la semaine de prière cette année. Que percevez-vous du regard chrétien américain sur la guerre en Ukraine?
Les États-Unis comme État soutiennent l’Ukraine dans sa lutte pour la sauvegarde de sa souveraineté. Il y a beaucoup de solidarité au niveau pratique. En même temps, les États-Unis ont participé à beaucoup de guerres. Les chrétiens américains sont aussi conscients que chaque participation à un conflit peut rendre les situations plus compliquées avec des conséquences visibles seulement à plus long terme. Il y a beaucoup de solidarité, mais aussi de prudence. Les Américains ont beaucoup appris de leur histoire, de leur participation aux guerres en Amérique latine, au Moyen-Orient ou en Asie. Ils ont lu cette participation de façon critique, ce qui éclaire leur approche dans cette guerre en Ukraine.
Que diriez-vous aux catholiques russes en cette semaine de prière pour l’unité des chrétiens?
C’est une question difficile. Je connais beaucoup de catholiques en Russie, ayant visité des communautés à Moscou et en Sibérie, à Novossibirsk et Irkoutsk. Ils sont dans une situation très compliquée dans la mesure où ils trouvent cette guerre absurde et affreuse, mais ne peuvent pas la condamner, car la pression gouvernementale est trop forte sur les citoyens russes. Pour survivre, ils doivent être très prudents et quelquefois silencieux. Comme beaucoup d’autres chrétiens dans le monde d’ailleurs. Il faut qu’ils prient, qu’ils restent humains, restent chrétiens. Il faut qu’ils se souviennent qu’ils font partie d’une grande communauté catholique à laquelle appartiennent aussi les catholiques ukrainiens. J’espère que lorsque cette guerre finira, et elle finira un jour, les catholiques russes et ukrainiens pourront ensemble entreprendre un chemin de réconciliation. Mais pour cela, il faut rester chrétiens. Rester fidèles à l’Évangile dans sa radicalité. Plus il y aura de voix chrétiennes en Russie, véritablement évangéliques, plus il sera compliqué de dire que tous les Russes sont coupables et responsables de cette guerre. Plus les catholiques, les orthodoxes, les protestants, ou même les sécularisés en Russie restent plus chrétiens, condamnent cette guerre de façon explicite ou implicite dans leurs cÅ“urs, plus la réconciliation sera possible et rapide.
Merci d'avoir lu cet article. Si vous souhaitez rester informé, inscrivez-vous à la lettre d’information en cliquant ici