Journalisme de guerre: «Chaque interview est une leçon de vie»
Entretien réalisé par Marie Duhamel - Cité du Vatican
Dans un mois, l’Ukraine entrera dans sa seconde année de guerre et, encore aujourd’hui, «à distance de 11 mois, quand je parle de la guerre, et surtout quand je repense au début du conflit, l’air vient à manquer. Des émotions multiples arrivent: le choc, un stress terrible, de la préoccupation, du chagrin».
Le 24 février 2022, quand Svitlana Dukhovych a appris en se réveillant l’invasion de son pays par la Russie, son réflexe initial a été de prendre des nouvelles de sa famille qui réside dans une capitale régionale bombardée au premier jour de guerre. Il fallait savoir si ses proches étaient en vie et les apaiser, mettant au second plan ses propres inquiétudes. Tous étaient indemnes. Puis, «mon premier désir a été de crier au monde: faites quelque chose ! Ça me semblait impossible», un sentiment qui est encore le sien à ce jour, «on ne peut pas croire qu’une telle chose arrive à notre époque».
Basée à Rome depuis 21 ans, la journaliste ukrainienne décide de transformer son cri en action. Elle fera parler ses co-nationaux pour qu’ils racontent les épreuves auxquelles ils sont confrontés, elle fera «crier les gens» sur le terrain, et rendra leurs témoignages audibles au plus grand nombre, et selon les contextes culturels. Une mission que s’évertuent à poursuivre les rédactions linguistiques de Radio Vatican-Pope qui traduisent et publient les entretiens réalisés par leur collègue. Pour Svitlana Dukhovych, travailler à Rome, c’est aussi ne pas être «en état de choc permanent» comme les journalistes sur le terrain qui risquent leur vie.
Pas de formation spécifique
Mais comment parler de la guerre, à qui donner la parole, peut-on tout dire ? «À l’université, on ne nous pas enseigné comment être journaliste en temps de guerre, quelles questions poser? Comment approcher nos interlocuteurs pour ne pas les blesser? Comment les protéger?» Un jour, raconte-t-elle, alors qu’elle écoutait un interlocuteur parler de victimes, elle s’est rendue progressivement compte que les informations livrées spontanément étaient sensibles et qu’elles pourraient nuire aux victimes si elles étaient divulguées. La journaliste les a tues. Svitlana Dukhovych parle d’un apprentissage «au fur et à mesure», dans le temps. Et cela ne se réfère pas uniquement à son professionnalisme. Interroger des personnes dans un pays en guerre, ce sont également des leçons de vie.
Ce qu’est le courage
Invitée à intervenir à une table ronde intitulée ‘’Avoir le courage de parler’’ à Lourdes lors de Journées internationales de saint François de Sales, la journaliste ukrainienne affirme que faire son métier n’est pas poser un acte de courage, «ce sont les personnes en Ukraine qui en font preuve». Mais là encore, il faut s’éloigner d’une vision romanesque de la notion: «on comprend que le courage n’est pas un concept beau ou joyeux». Lors d’une interview, un aumônier militaire lui a raconté qu’un soldat l’avait interpellé: «Père ! Pouvez-vous m’aider ? Pouvez vous me bénir que je trouve le courage ?». Cette demande simple et sincère a remis les choses en perspective.
«Dieu où puis-je te trouver»
La guerre met aussi la foi à dure épreuve, une religieuse le lui a confirmé. Interrogée sur ce dont elle parlait avec Dieu, si sa manière de prier avait changé, la sÅ“ur lui confie «sans peur» son chagrin et ses doutes sur la manière dont elle envisageait sa vie religieuse aujourd’hui. «Dieu, où te chercher? Pourquoi tout ce mal?», s’interrogeait la religieuse. Elle dit avoir trouvé la réponse dans la prière, «Je suis la dans tout ce qui arrive», et assure à la journaliste avoir entendu dans son âme: «Tu veux entrer toi aussi dans la réalité ou la fuir?». À l’écoute de ce témoignage, Svitlana Dukhovych s’est sentie interpellée. «C’est une demande qu’on peut se faire tous les jours. Veux-tu affronter la réalité ou la fuir et te cacher?».
«Je crois que dans chaque interview, j’ai appris à vivre en ce temps de cette guerre et à faire mon travail», assure la journaliste, mais certaines questions demeurent, notamment sur le rapport à la vérité, en particulier dans un temps propice à la propagande. Est-il juste, par exemple, de sacrifier sa vie pour défendre son pays? Svitlana a interrogé un aumônier militaire, en difficulté face à cette question. Il n’y a que des éléments de réponse: «Les soldats ukrainiens savent qu’ils peuvent perdre la vie mais, d’un autre côté, la vie est la plus grande valeur qui existe» ; «il est extrêmement difficile d’accepter qu’un homme puisse mourir, mais cet homme vit dans un pays agressé». Finalement, chacun doit parler pour lui-même, «ce que je sais c’est que j’essaie de prendre soin de la dignité de la personne, de la vie sous toutes ses formes».
Svitlana Dukhovych est intervenue mercredi à Lourdes lors des Journées saint François de Sales, organisées par la fédération française des médias catholiques, par le dicastère pour la Communication, par Signis et Ucsi, du 25 au 27 janvier.
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