Cardinal Zenari: «En Syrie, les gens s’aperçoivent qu’ils sont oubliés»
Entretien réalisé par Olivier Bonnel - Cité du Vatican
Il est l'un des visages de l'Église catholique en Syrie, et a accompagné les années de guerre qui ont déchiré et mis le pays à genoux. Le cardinal Mario Zenari, nonce apostolique à Damas est un témoin privilégié des souffrances du peuple syrien. Présent à Rome pour participer à l'assemblée générale de la ROACO (la Réunion des Å’uvres pour l'Aide aux Eglises Orientales), le cardinal italien a rencontré le Pape François dans la matinée du samedi 18 juin. Il nous a accordé un entretien dans lequel il revient sur sa rencontre avec le Saint-Père et sur la vie quotidienne des millions de Syriens. Une vie devenue de plus en plus précaire et loin des projecteurs médiatiques.
J’ai commencé notre rencontre en disant au Saint-Père que je lui transmettais les salutations très cordiales et dévouées des évêques de Syrie, des chrétiens mais aussi de la population en général, car ils ont beaucoup de respect envers le Saint-Père. Je lui ai dit aussi: "malheureusement, je vous apporte aussi sur votre table la souffrance qui est pire encore que celle que je vous ai transmise l’année passée". Je lui ai dis que j’avais la tâche de lui faire part non du désespoir du peuple syrien, mais du manque d’espoir de beaucoup de gens, beaucoup de chrétiens, de jeunes qui ne voient pas de sortie de crise, qui voient que la Syrie est oubliée, a disparu des médias.
Depuis deux-trois ans en effet on parle beaucoup de la crise de notre voisin, le Liban, qui continue, on a parlé du Covid, et hélas depuis quelques mois on parle de la guerre en Ukraine. En Syrie les gens s’aperçoivent qu’ils sont oubliés. La situation humanitaire, ne l’oublions pas, est l’une des plus graves, il y a des statistiques que l’on ne peut pas accepter. Le dernier recensement de la Syrie avant le conflit faisait état de 23 millions de personnes. Aujourd’hui, selon les Nations-Unies, il y a environ 14 millions de personnes déplacées, dont la moitié sont des déplacés internes, l’autre dans les pays de la région. Ces gens-là, vous pouvez imaginer, ne vivent pas dans des hôtels mais dorment à la belle étoile, à l’extérieur, même parfois en hiver où le climat est très rigoureux. Le poids de la neige a fait s'écrouler de nombreuses tentes. Certains ont été déplacés de nombreuses fois en raison des bombardements. Il y a aussi les enfants sans école, ainsi que les problèmes de santé. C’est vraiment une catastrophe humanitaire et on ne sait pas comment la résoudre.
L’envoyé spécial des Nations-Unies répète que pour résoudre la crise en Syrie, il faut une solution politique. C’est la solution, on ne peut pas continuer avec l’aide d’urgence, il faut une solution politique, mais cette solution est très loin.. Que faut-il faire ? Il faut chercher à soutenir l’espoir des gens, les aider. Ces prochains jours je participerai ici à la réunion annuelle de la ROACO, (Å’uvres d'aide aux Eglises orientales, ndlr). On parlera cette année de l’Ukraine et de l’Éthiopie. Que faire ? Grâce à Dieu ces personnes chercheront à s’organiser pour offrir les cinq pains et les deux poissons pour aider tous ces gens, mais je répète la solution doit être politique et elle s’est malheureusement éloignée.
Vous avez évoqué la guerre en Ukraine, quel impact a cette guerre aujourd’hui en Syrie ?
On sentait déjà la crise avant celle de l’Ukraine, notamment en termes de sécurité alimentaire. Il y a aussi naturellement le problème des sanctions qui doivent être levées. Vous savez que la situation politique s’est aggravée en Syrie, où l’armée russe est venue sauver le gouvernement. La Syrie, dans le contexte international de cette guerre en Ukraine, a pris une position qui a aggravé la sienne. La question de la levée des sanctions, par exemple, est devenue encore plus problématique. Il y a surtout les sanctions de l’Union Européenne et les sanctions de l’Amérique qui sont encore plus dures. Ils punissent ceux qui veulent aller en Syrie pour reconstruire, pour faire repartir l’économie. La guerre en Ukraine, de ce point de vue, a aggravé la situation de la Syrie.
À Damas, où vous vivez, vous êtes le témoin de cet appauvrissement de la population, les gens ont du mal à se procurer du pain… Pouvez-vous nous raconter ?
Oui, le problème est celui de la vie quotidienne où il n’y a pas d’argent. Il n’y a pas d’industrie, qui a été détruite, pas de reconstruction, les gens ont vu peu d’aide arriver des Nations-Unies. Une aide transfrontalière est encore acheminée mais jusqu’à quand ? Avant, il y avait quatre points de passage pour acheminer cette aide, aujourd’hui il n’y en a plus qu’un, via la Turquie, établi par le Conseil de sécurité de l’ONU. Mais même si des tonnes de blé sont livrées, cela ne suffit pas.
Depuis un an, à Damas, on remarque des choses que l’on ne voyait pas avant, même durant la guerre. Il y a des gens qui font la queue pour acheter le pain subventionné par l’État, parce qu’ils n’ont plus d’argent. Nous avons aussi, et cela m’a beaucoup touché, ces cuisines populaires où sont préparés des repas chauds à midi, distribués aux familles pauvres. Quand je m’y suis rendu, on m’a expliqué que ces repas avaient dû être réduits car on ne trouve plus de gaz. On ne trouve pas non plus d’essence ou de mazout. Il y a très peu d’électricité aussi, les familles, dans beaucoup d’endroits, n’ont que deux heures d’électricité par jour.
Toute la vie est bouleversée, et face à cette situation il y a un manque d’espoir. La jeunesse, surtout, a perdu espoir dans le pays et préfère émigrer. Partout où je me déplace la même question est: «aidez-nous à partir, à quitter le pays». Vous savez que ceux qui veulent partir sont qualifiés, alors la Syrie reste sans futur ! C'est aussi une douleur particulière pour les Églises locales qui ont vu plus de la moitié des chrétiens partir, dans certains cas même les deux tiers. Elle est également préjudiciable à la société syrienne elle-même, car, comme je l'ai toujours dit, les chrétiens, avec leur esprit ouvert, universel, entreprenant, avec leur engagement en faveur de l'éducation et de la santé, sont véritablement solidaires de l'ensemble du pays. Après deux mille ans d'histoire, ils sont en train de disparaître. Leur absence ou leur départ forcé est une blessure pour tous.
Que dites-vous à un jeune Syrien qui vient vous voir et souhaite quitter son pays ?
Écoutez, au début je cherchais à l’encourager, mais maintenant je n’ai pas de réponse, je n’ai pas de réponse ! Celui qui a un diplôme n’a pas d’avenir, n’a pas de possibilité de travailler. Vraiment je reste sans réponse. Il a aussi des médecins qui sont partis au début de la guerre. Sans médecins, sans ingénieurs… Que va devenir la Syrie ? Il n’y a pas de réponse facile à donner un à un jeune, et cela nous force à réfléchir et à dire qu’il faut que la communauté internationale cherche une solution. Il faut trouver une solution politique, mais malheureusement la solution s’est éloignée.
Il reste un seul couloir humanitaire pour acheminer de l’aide à plus de 4 millions de Syriens. Le 10 juillet prochain le mandat de l’ONU permettant de maintenir ce couloir arrive à expiration et il n’est pas évident qu’il soit renouvelé. Les dirigeants de l’ONU ont écrit une lettre rappelant l’importance que l’aide humanitaire accède à ce territoire, comment voyez-vous les choses et pourquoi cette aide est essentielle ?
Il y a encore deux-trois ans il y avait quatre points d’entrée, depuis la Turquie, l’Irak et la Jordanie. Ces couloirs dépendent des résolutions du Conseil de sécurité mais comme vous le savez elles sont soumises au droit de véto. J’ai peur que cette fois-ci il ne soit utilisé… mais j’espère et je prie pour que l’unique couloir humanitaire ne soit pas fermé. Ce serait un désastre ! Mais le risque est là. L’envoyé spécial des Nations-Unies regrette que l’on ne voie pas d’unité nationale. Il y a cinq armées qui opèrent en Syrie, des nations très puissantes qui sont parfois en désaccord entre elles. Où est l’indépendance de la nation ?
La Turquie a récemment repris ses frappes sur des zones kurdes, êtes-vous inquiet devant une plus grande déstabilisation ?
La Turquie a sa politique, au Nord, elle est présente aussi au Nord-Ouest, dans la province d’Idleb, où depuis quelque temps on utilise la monnaie turque ou des infrastructures turques comme des opérateurs téléphoniques. Il y a aussi très régulièrement des frappes d’Israël qui visent des cibles militaires du Hezbollah ou de l’Iran. La semaine passée, pour la première fois, ils ont bombardé la piste de l’aéroport de Damas.
Cela fait douze ans que vous êtes en poste à Damas, vous êtes le doyen du corps diplomatique en Syrie, qu’est-ce qui vous fait encore tenir et être présent auprès du peuple syrien ?
Cela fait même précisément 13 ans que je suis en poste, et depuis un peu plus d’un an je devrais être en principe à la retraite mais, comme je l’ai entendu encore ce matin dans l’audience qu’il m’a accordée, le Saint-Père m’a encouragé. Il m’a dit «j’ai donné un nonce-cardinal à la Syrie», et j’ai compris. Si le Seigneur me donne encore la santé, je resterai, même si je ne me sens pas indispensable. Mais si nous encourageons les chrétiens à rester, il est normal que je reste. Il y a ceux qui restent dans le pays pour des raisons politiques et diplomatiques, et ceux qui restent dehors.
Le Saint-Siège a son représentant qui ne suit pas la politique mondiale mais qui est là pour d’autres raisons, humanitaires et chrétiennes. Je me trouve dans cette situation. J’ai dit au Pape: «Saint-Père, je suis prêt à suivre votre volonté, faisons la volonté de Dieu». Nous ne servons pas un État mais nous servons le Royaume de Dieu. Je suis là aussi car même pour ceux qui ne sont pas chrétiens, ils disent «l’ambassadeur du Pape reste chez nous», et c’est quelque chose qui les encourage, c’est un signe.
Merci d'avoir lu cet article. Si vous souhaitez rester informé, inscrivez-vous à la lettre d’information en cliquant ici