Mgr Hinder: le ³Ûé³¾±ð²Ô, une guerre oubliée du monde
Entretien réalisé par Deborah Castellano Lubov – Cité du Vatican
Dimanche 1er mai, le Pape François a accepté la démission pour raison d’âge de Mgr Paul Hinder, qui fut pendant plus de dix ans le vicaire apostolique d'Arabie méridionale. Dans cet entretien, le capucin suisse affirme que l'urgence humanitaire au Yémen laisse 30 millions de personnes dans la souffrance.
Les chiffres du pays sont tragiques: sur une population de 31,9 millions d'habitants, 23,4 millions ont besoin d'une aide humanitaire, selon l'ONU. 17,4 millions, soit plus de la moitié du total, sont en situation d'insécurité alimentaire aiguë, et 2,2 millions d'enfants risquent de mourir.
Tout en se disant convaincu que le profit tiré de la production d'armes ne fait que jeter de l'huile sur le feu, l'évêque, qui a également été administrateur apostolique d'Arabie du Nord, déplore que cette guerre soit souvent négligée par les médias.
L'évêque suisse, qui a fêté ses 80 ans le 22 avril dernier, a supervisé le premier voyage d'un Pape dans la péninsule arabique en 2019 lors duquel une première messe publique -historique- fut organisée pour les fidèles depuis quelque 1 400 ans dans le pays. Mgr Hinder évoque à la fois les fruits de ce voyage et la phase actuelle au Yémen, où la trêve conclue début avril est sur le point d'expirer sans aucune certitude pour l'avenir.
Mgr Paul Hinder, toutes les parties prenantes au conflit au Yémen ont accepté une trêve de deux mois, qui est sur le point d'expirer. Quelle est en l’état la situation au Yémen ?
Personne ne sait exactement quelle est la situation réelle dans le pays. Il n'existe des informations fiables que sur certaines zones, alors que la situation reste critique pour la majeure partie de la population en ce qui concerne la santé, la nourriture et les centaines de milliers, voire les millions de personnes déplacées à l'intérieur du pays.
J'espère que la trêve actuelle sera le début de négociations sérieuses. J'ai l'impression que les parties sont un peu fatiguées de la guerre et qu'elles ont compris que la guerre ne peut être gagnée sur le champ de bataille. Même les négociations en cours ne résolvent pas immédiatement les questions cruciales des soins de santé et de l'alimentation. En outre, il reste à examiner comment réconcilier les différentes factions au sein du pays. Il existe également des poches de combattants qui pourraient à tout moment reprendre les armes.
Le Pape a lancé plusieurs appels concernant la guerre au Yémen, mais la communauté internationale se montre silencieuse. Pourquoi les médias n'en parlent pas ? Pourquoi le monde l'oublie ? D'un point de vue international, que peut-on faire d'autre que de fournir une aide humanitaire ?
Je pense que cela a, en partie, à voir avec l'inflation de l'information au sens large. Certaines personnes sont tout simplement fatiguées d'entendre toujours les mêmes nouvelles. Au niveau international, le Conseil de sécurité et l'Assemblée générale des Nations unies en ont discuté, mais relativement peu de choses se sont produites. Même la mission spéciale de l'ONU a fait de son mieux, mais au bout du compte, il y a eu peu de résultats. Il est très difficile de dire qui est responsable en dernier ressort. Bien sûr, il y a différentes parties impliquées dans le conflit: il y a l'Arabie saoudite avec ses alliés. Il y a l'Iran à l'arrière. Il y a des parties internes, des questions tribales, des intérêts politiques et des intérêts économiques. Théologiquement parlant, nous devons également tenir compte du diable qui est toujours là comme fauteur de troubles - bien sûr sans nier la responsabilité des personnes impliquées. En même temps, cette réalité me fait réfléchir davantage sur l'importance de la puissance de la prière, comme Jésus nous l'a dit dans les Évangiles, il y a certains démons qui ne peuvent être chassés sans la prière.
Que peut-on faire concernant l'urgence alimentaire, pour lutter contre la malnutrition ?
D'une part, il s'agit de voir comment établir des voies de transport sûres, afin que la nourriture puisse être acheminée vers les endroits et les régions se trouvant dans des situations critiques. Si le transport est bloqué militairement ou par d'autres éléments, la nourriture ne peut pas atteindre les personnes affamées et les démunis. Deuxièmement, si ce n'est pas plus important encore - dès qu'il y aura un cessez-le-feu plus long et une paix ultérieure - le pays doit reprendre les cycles de production des produits de base vitaux. Le Yémen est un pays pauvre, mais il a la capacité de produire de la nourriture à l'intérieur et pour le pays. Cependant, la guerre en cours met en péril toute la production du pays, comme on l'a déjà vu dans le pays par le passé ; on le voit maintenant aussi en Ukraine. Au Yémen, cette situation tragique perdure depuis des années. Je crains cependant qu'avec la guerre en Ukraine, la situation ne devienne encore plus grave, car nous savons bien que l'Ukraine est l'un des principaux producteurs de blé et, indirectement, de nourriture, dans le monde entier. Je ne sais pas ce qui se passera si cette production de nourriture cesse à cause de la guerre.
Quelle valeur ont les appels du Pape pour les guerres oubliées, comme l’est celle du Yémen. Existe-t-il une manière de permettre au cessez-le-feu de durer ? Que doit-il se passer quand celui-ci expirera ?
La voix du Pape est entendue, mais ces guerres oubliées n'ont plus guère d'intérêt. Le Yémen est vraiment à la périphérie pour de nombreuses parties du monde, bien qu'il soit situé dans un endroit stratégiquement important. Souvent, pour les Européens, et je peux même le dire pour mon propre pays [la Suisse], le Yémen n'apparaît à l'horizon que lorsque le canal de Suez est bloqué ou que les approvisionnements en provenance d'Asie et d'Afrique ne transitent plus comme avant. Il y a alors une crainte.
Cependant, beaucoup ne réalisent pas que la population de ce beau pays à l'histoire riche, soit plus de 30 millions d'habitants, souffre et qu’elle pourrait produire d’ici peu de nombreux réfugiés. Dans d'autres parties du monde, j'ai l'impression que cela est très souvent oublié ; d'autres conflits sont, en quelque sorte, plus proches du cÅ“ur des gens et aussi des médias.
En ce qui concerne la recherche d'une solution, le Pape François en a parlé à plusieurs reprises au cours des dernières années. J'ai moi-même parlé au Saint-Père du trafic d'armes et de la manière dont les conflits et la violence potentiels peuvent être réduits. Ce que le Pape dit doit être entendu et les gens doivent suivre. Je suis également profondément convaincu, à titre personnel, qu'en Ukraine, de nombreuses personnes profitent de la production d'armes. J'ai le sentiment que beaucoup d'entre eux ne sont peut-être même pas particulièrement intéressés par la véritable fin de la guerre, et c'est la tragédie tout au long de l'histoire humaine.
Vous étiez le responsable de l'Église lors de la première visite du Pape dans la péninsule arabique. À cette occasion, le Pape et le Grand Imam d'Al-Azhar ont signé un document sans précédent sur la fraternité humaine, appelant au respect des droits de l'homme et de la dignité humaine, décriant l'extrémisme et les persécutions religieuses. Le Pape a depuis écrit son encyclique Fratelli tutti. Quels sont les fruits concrets de cette rencontre que vous observez dans la péninsule arabique ?
Il n'est pas très facile de parler de fruits concrets. Il y a quelques signes visibles. L'un d'entre eux, par exemple, est la célèbre maison abrahamique en cours de construction à Abu Dhabi, qui devrait ouvrir ses portes avant la fin de cette année. Mais il s'agit là - sans pour autant diminuer leur importance - d'actions plus symboliques. Bien sûr, il est très difficile aujourd'hui, après deux années passées sous les effets de la pandémie, de dire quels en sont les résultats, notamment en raison de la forte réduction des communications quotidiennes en face à face. De nombreuses initiatives ont été simplement mises en veilleuse pendant cette période. Nous devrons voir comment ces initiatives redémarrent maintenant que la pandémie semble se calmer, du moins pour un certain temps.
Je pense que, compte tenu des relations entre les différentes religions, les gens sont plus ouverts les uns aux autres. Cela dépend aussi, dans une certaine mesure, du pays. Même ici, dans la péninsule, je dirais que les Émirats arabes unis ne sont pas le Koweït, l'Arabie saoudite n'est pas le Qatar, Bahreïn n'est pas Oman. Il y a des différences dans le style opérationnel. Mais j'ai le sentiment que ceux qui pensent avec clarté sont authentiquement et sincèrement intéressés par le dialogue et sont convaincus de la nécessité de faire progresser le respect et l'acceptation réciproques et mutuels. Ils cherchent à acquérir plus de connaissances sur l'autre et favorisent également le respect du style de la façon dont les autres vivent leur propre religion. Nous ne devrions jamais oublier que nous pouvons apprendre les uns des autres.
Comment vit-on sa foi chrétienne dans la péninsule arabique ?
En fin de compte, il s'agit toujours d'être un chrétien vrai et honnête et de vivre sa foi de manière authentique. Il ne devrait pas y avoir un trop grand écart entre ce que nous disons du bout des lèvres et ce que nous vivons dans nos vies, personnellement et communautairement. L'authenticité de notre vie chrétienne est très importante. En même temps, je dirais - probablement cela me vient en tant que franciscain - qu'en tant que chrétiens, surtout dans cette région, nous devons apprendre le chemin de l'humilité, ce qui signifie que nous devons être prêts à être soumis aux autres. C'est aussi la réalité. Il est intéressant de noter qu'au début du christianisme, même les esclaves ont joué un rôle important en portant le message de Jésus-Christ parmi les peuples avec lesquels ils vivaient. Parfois, ici, je remarque combien les gens simples avec leur style de vivre leur foi chrétienne qui vivent parfois comme employés, parfois même comme quasi-esclaves dans les foyers, portent du fruit, non pas dans le sens que tout le monde se convertirait maintenant, mais en donnant un témoignage authentique. Cela nous appelle aussi à être un adhérent de Jésus-Christ, qui n'est pas seulement le Pantocrator, mais aussi le Seigneur souffrant et crucifié. Je pense que chaque chrétien doit passer par cette école. C'est ce que nous avons célébré lors de la récente Semaine Sainte et à Pâques. Nous avons tous un peu tendance à contourner le Calvaire et à courir directement vers la Résurrection et l'Ascension. Mais cela ne fonctionne pas. Cela n'a pas fonctionné dans la vie de Jésus-Christ, et cela ne fonctionnera pas dans la vie des chrétiens.
Alors que la guerre fait rage en Ukraine, que pensez-vous de la trêve à laquelle le Pape François a appelé ?
Je suis convaincu que la position du Pape François est celle que nous, les dirigeants chrétiens, devons également adopter pour nous-mêmes. C'est la position de la foi, où nous sommes fortement engagés en faveur de la non-violence, et en même temps, celle du compromis, quand il est possible. Ceci, bien sûr, sans nier le droit de nous défendre lorsque notre existence même est menacée. Mais cela reste une voie où nous ne pouvons pas dire aujourd'hui ce qui sera la bonne voie pour demain. C'est un problème majeur. Même les dirigeants de l'Église en Ukraine peuvent aussi être confrontés à la question suivante: jusqu'où pouvons-nous pousser notre peuple à résister à cette violence, en particulier à la violence injuste, de l'autre côté. Je pense que le Pape est également assez prudent et sage pour savoir qu'il y a une tension entre l'idée fondamentale que nous devons nous défendre, en tant que disciples de Jésus-Christ, en tant que vrais chrétiens, et en même temps, accepter la réalité brutale qui se passe dans le monde politique. Tout cela ne va pas toujours de pair. Donc, je n'ai tout simplement pas de réponse satisfaisante à ce conflit.
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