Mgr Lafont : «L’aventure de Dieu avec les hommes est une aventure de libération»
Entretien réalisé par Marie Duhamel – Cité du Vatican
Mgr Emmanuel Lafont quitte l’archevêché de Cayenne, mais il restera en Guyane. Il a prévu de se retirer à Camopi, une commune amérindienne de l’ethnie des Tekos qui l’a profondément touché. Il a toujours souhaité une présence missionnaire aux côtés des peuples autochtones peuplant l’Amazonie. N’ayant trouvé aucun volontaire, il se lance dans une nouvelle aventure missionnaire.
Un faisceau d’événements l’ont conduit à cette vie de mission, à se mettre «en sortie» comme dit le Pape François.
Né en 1945, élève à Paris puis à Neuilly, Emmanuel Lafont part pour Rome en 1962. Il arrive au séminaire français onze jours avant l’ouverture du Concile Vatican II : un événement majeur qui rassemble pour la première fois des évêques de tous les continents ; un concile missionnaire «par essence» puisqu’il s’agit de trouver un moyen d’annoncer l’Évangile aux hommes du XXe siècle. Le jeune séminariste vit quatre ans au rythme du Concile, dans une université pontificale reflétant l’universalité de l’Église puisqu’y sont présents des étudiants de 80 pays. S’ensuit son service militaire dans la marine, Emmanuel Lafont découvre l’Amérique du Sud et la Méditerranée. À son retour en France, le jeune prêtre rejoint la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC), un mouvement apostolique pour lequel il décide de partir en Afrique du Sud.
En 1983, il part comme prêtre Fidei donum pour le diocèse de Johannesburg dans un pays toujours sous régime d’apartheid, où il devient l’Aumônier de la JOC et curé dans l’immense bidonville de Soweto. Mgr Emmanuel Lafont revient pour nous sur ce qui l'a marqué lors de ces années de mission en Afrique du sud
C’est d’abord la gentillesse de ces peuples africains et leur accueil alors que j’étais blanc par tous les pores de ma peau et que cela représentait pour eux c’était quelque chose de terrible mais, non, ils faisaient la différence immédiate entre les gens qui venaient vers eux les mains ouvertes et les autres. Et puis, ce qui m’a marqué aussi, c’est à la fois l’horreur de la violence et l’imprégnation chrétienne de la majorité des peuples sud-africains, toutes ethnies confondues. Chacun prenant dans l’Évangile ce qu’il pouvait ou recevait mais quand même, c’est un continent spiritualiste le continent africain. Il ne ressemble pas au continent européen. En Europe, ça devient bizarre d’être croyant. En Afrique, c’est bizarre de ne pas croire que tout ce que nous avons reçu, nous l’avons reçu d’une entité supérieure qui est bonne et généreuse. Et donc ça m’a beaucoup aidé aussi à retrouver une assise spirituelle, difficile à garder dans le milieu européen.
Des émeutes éclatent à Soweto quelques mois après votre arrivée. Comment avez-vous vécu ce moment et finalement le long chemin qui a conduit à la libération puis l’élection, quatre ans plus tard, de Nelson Mandela. Comment la Bible a accompagné votre chemin individuel et collectif ?
La JOC est un mouvement en plein vent et qui nous apprend à écouter ce que vivent les gens, ce qu’ils ressentent et souhaitent, et donc ça a marqué la manière dont j’étais invité à accompagner à soutenir la vie des gens de Soweto dans toutes leurs dimensions pas seulement spirituelle et cultuelle mais aussi sociale et politique, et leur désir de libération.
Concernant la Bible, ce qui m’a le plus aidé, c’est le Livre de l’Exode. Cela ne fait pas de doute. À la fois ce désir de Dieu de sauver son peuple, l’importance de gens comme Moïse, la difficulté d’un passage de l’esclavage à la liberté parce que les esclaves n’ont pas reçu ce qu’il fallait pour vivre de façon responsable et libre, si bien que le passage est toujours chaotique. D’ailleurs c’est ce que montre le Livre de l’Exode c’est un long, très long chemin, qui n’est encore pas achevé ni Afrique du sud ou d’autres pays marqués par des dictatures du XXe siècle. Donc la Bible m’a donné cette confiance dans un Dieu qui aime être adoré, comme le disait le cardinal Ratzinger, par des gens qui sont libres. Donc la libération fait partie du message biblique totalement. L’aventure de Dieu avec les hommes est une aventure de libération dans toutes les dimensions, personnelle, affective, sociale et spirituelle.
Quel regard portez-vous sur l’Afrique du Sud aujourd’hui ?
Il n’y a pas grand-chose qui m’étonne sinon qu’ils ont fait un chemin assez extraordinaire et qui sera long. Ce n’est pas un exemple d’échec de post-libération même si les difficultés sont énormes parce qu’encore une fois un pays qui sort de l’esclavage ou de l’apartheid ressemble à un malade qui sort de la salle d’opération. L’opération a réussi mais le malade ne tient pas sur ses pieds. Il lui faudra du temps pour retrouver sa pleine liberté et sa pleine autonomie, physique et humaine.
Est-ce que l’Afrique du Sud et les Sud-Africains vous manquent ?
Ils sont en moi. J’ai encore des liens avec un certain nombreux d’entre eux quotidiennement. Ils font partie de ma vie, de mon expérience, des richesses que j’ai reçues et pour lesquelles je rends grâce à Dieu et dont je bénéficie partout où je suis. La vie n’est pas statique, on ne peut pas s’arrêter à un moment donné, mais on va de l’avant, avec routes les amitiés tissées et toutes les expériences vécues.
En 1996, vous rentrez en France, vous devenez le directeur des Ĺ’uvres pontificales missionnaires, avant d’être nommé par Jean-Paul II, en 2004, évêque de Cayenne en Guyane. C’est un immense département français, multiculturel et recouvert en grande partie par la forêt amazonienne. Il s’agit aussi d’une ancienne colonie esclavagiste. Comment dans ce contexte, avez-vous cherché à relancer l'évangélisation ?
Une des premières choses que j’ai faites, c’est quand même de mettre la Bible au cĹ“ur de la vie chrétienne. Elle ne l’est pas suffisamment au sein de l’Église catholique. Donc j’ai commandé et fait tirer 55 000 exemplaires de la Bible. Les deux-tiers ou les trois-quarts sont déjà partis de telle sorte que, comme l’a demandé Vatican II et le synode sur la parole de Dieu, celle-ci soit vraiment le cĹ“ur de tout dans la vie chrétienne, de la prière, de la communion, de la charité et de l’évangélisation. Ensuite, on a été fortement mû à la fois par Vatican II et les fouilles de Vatican II que sont, par exemple, la nouvelle évangélisation ou la magnifique exhortation apostolique du Pape François, Ce sont des choses dans lesquelles il est impossible de ne pas pénétrer de manière profonde.
La mission ne fait que commencer en Guyane, mais nous avons bâti tout un programme qui s’est déroulé sur plusieurs années et qui continue encore pour que l’Église ne soit pas satisfaite des gens qui sont en son sein mais qu’elle soit ouverte, accueillante et proche des gens qui ne font partie d’elle, mais qui font partie du peuple de Dieu et qui ont vocation à connaître l’amour de Dieu dont ils vivent déjà à bien des égards.
Comment êtes-vous allé chercher ceux qui sont loin de l’Église ou qui ont, parfois, été blessés par elle, comme par exemple les peuples autochtones ?
Il fait beaucoup d’humilité. Il faut apprendre leur langue. Il faut s’incarner, c’est le terme théologique qui décrit la façon dont Jésus s’est fait homme parmi les hommes et frère parmi les frères. Il n’y a pas d’autres modèles que celui de Jésus : une très grande proximité, une capacité d’écoute étonnante, une empathie pour les blessures des gens et une joie à relever une par une les personnes qu’il touche et dont il s’approche. Donc, le mystère de l’évangélisation et de la réévangélisation, il est dans l’Évangile. Il suffit de voir comment Jésus s’y prenait et essayer de l’imiter.
Mais du coup comment vous êtes vous présenté à eux, quelle attention leur avez-vous portée et pendant toutes ces années qu’est-ce que, eux aussi, vous ont apporté?
D’abord j’ai établi une priorité. Je suis allé régulièrement, tous les ans, dans les villages de l’intérieur. Je n’ai pas toujours fait de visites dans les paroisses, sauf sur les fleuves et à l’intérieur. Ensuite, ce qu’on apprend d’eux c’est une sagesse ancestrale ce sont des gens qui connaissent la nature beaucoup mieux que nous. Ils n’ont jamais d’attitude prédatrice, ils n’ont jamais voulu s’approprier la nature mais s’en servent pour se nourrir, se loger, se déplacer et se soigner, sans jamais accumuler au-delà du nécessaire et du quotidien. Ils manifestent magnifiquement cette phrase du Notre Père : "donne-nous notre pain de ce jour".
Il y a là une sagesse extraordinairement profonde, en même temps ce sont des êtres humains qui ont, comme tous les autres, des sentiments contrastés, qui ont des capacités de se nuire aussi. Mais c’est surtout (cette sagesse) qui m’a marqué ; (sagesse) dont on sent à quel point ils ont du mal à la conserver aujourd’hui, au choc de la rencontre entre la société de consommation et leur société de survie simple et heureuse.
J’ai cru comprendre que vous souhaitiez rester auprès d’eux...
Oui je vais aller vivre dans un de leurs villages. J’ai d’abord été très touché par ma première rencontre avec ce village, par la simplicité de leur vie et par leur égarement face à la société qui les entoure. Ils ne maîtrisent pas grand-chose. Et la deuxième chose, c’est ce que je n’ai jamais réussi à faire en sorte qu’il y ait une vie missionnaire de proximité régulière à côté de ces gens. Or, j’ai constaté comme tout le monde qu'y aller deux jours, tous les mois ou tous les deux mois, ne produisait aucun fruit et donc n’ayant pas réussi à faire en sorte que quelqu'un s’y installe et je me suis dit que, peut-être, à mon tour j’essayerais de le faire.
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