Fabrice Hadjadj: le chemin de Croix rejoint la situation dans laquelle nous sommes
Entretien réalisé par Adélaïde Patrignani – Cité du Vatican
Les chrétiens du monde entier commémorent aujourd’hui la Passion et la mort de Jésus-Christ sur la Croix. Tous les fidèles sont appelés au jeûne et à la prière, mais cette année, le confinement lié au coronavirus donnera une tonalité particulière à ce Vendredi Saint: dans la majorité des diocèses, il ne sera pas possible d’assister physiquement à la célébration de la Passion du Seigneur. Le traditionnel chemin de croix sera lui aussi prié depuis chez soi, ou peut-être depuis une chambre d’hôpital. Quel que soit le lieu où l’on se trouve, revivre dans son cĹ“ur le combat que le Seigneur a vécu pour racheter l’humanité de ses péchés trouvera une ample résonnance au vu de l’épreuve que nous traversons. Le chemin de croix permet d’affronter le mystère du mal, en communion les uns avec les autres, et d’être rejoint par le Crucifié-Ressuscité à l’heure où «l’obscurité se fit sur toute la terre» (Mt 27, 45). Les explications de Fabrice Hadjadj, écrivain, philosophe et dramaturge, directeur de l’Institut européen d’études anthropologiques Philanthropos, à Fribourg en Suisse, et père de huit enfants.
Le chemin de Croix n’est pas une dévotion particulière; ça n’est pas un exercice pieux, mais c’est plutôt une manière de se confronter à la réalité, à l’existence. Tout le monde, aujourd’hui, est confronté à une épreuve, où l’on voit celui qu’on aime qui peut mourir ; tout le monde est confronté à cet instant à la question radicale de la mort, toujours incompréhensible. Donc le chemin de Croix nous montre la mort de l’Innocent, et une mort que nous avons en plus organisée, orchestrée, d’une certaine façon. Il nous fait donc passer du mal d’être simplement victime, où l’on accuse à l’extérieur, à un mal beaucoup plus profond où l’on rentre en soi-même, on s’interroge sur nos complicités avec le mal. Il y a donc quelque chose qui n’est pas un divertissement, une diversion, mais qui rejoint complètement la situation dans laquelle nous sommes.
Cette commémoration de la Passion du Christ est-elle un «remède» suffisant aux souffrances, aux craintes que chacun éprouve en ce moment ?
Tout dépend comment vous entendez le mot «remède». Est-ce que le remède est là comme un anesthésique ? Dès lors nous n’aurions plus mal, on passerait du noir au rose de l’aurore. Ou est-ce que le remède est comme le sel sur la plaie, ou comme le feu qui vient la cautériser, le fer rouge. C’est une autre question, il se peut que la douleur soit plus intense. Je ne suis pas certain qu’il s’agisse d’éteindre la douleur. En revanche, il y a une question de vérité. Quand nous sommes confrontés au mal, qu’est-ce que nous en faisons? On peut se divertir, on peut chercher l’anesthésie. On peut aussi penser que le mal ne vient que de l’extérieur. On peut entrer dans le désespoir. On peut se tuer… Toutes les possibilités humaines existent, mais il y a aussi cette possibilité beaucoup profonde de passer de ce mal extérieur à un questionnement intérieur sur le mal, sur nos complicités, et d’entrer dans la supplication, dans la prière qui appelle, et ça, c’est l’une des plus grandes dignités humaines: quand l’homme se déchire et devient un cri vertical de supplication, d’interrogation du Ciel. Jusqu’à pouvoir dire «Pourquoi m’as-tu abandonné ?». Le point culminant du mystère de la Croix, c’est aussi une question du Christ: «Pourquoi m’as-tu abandonné ?».
Et comment cette prière du chemin de Croix peut devenir un chemin intérieur vers la Pâque?
C’est un chemin parce que l’on contemple le Christ, et le Christ est le Chemin. Ce n’est pas tellement le Christ qui est sur un chemin entre Jérusalem et le Golgotha. C’est surtout nous qui regardons le Chemin en train d’accomplir un certain nombre d’actes, et ces actes ont pour nous une valeur d’exemplarité. Ces images fortes nous poussent à rentrer en nous-mêmes. Ce n’est pas quelque chose qui est arrivé sur le chemin d’un individu ; Jésus est le Chemin, la Vérité et la Vie. Donc cela vient nous rejoindre. Simon de Cyrène aide Jésus : cela nous parle aussi de toutes ces personnes, aujourd’hui... Je pense bien sûr aux soignants, et à toutes ces attentions particulières que nous rencontrons au moment de l’épreuve. Et cela va reconduire ces petites attentions à la «grande Histoire». Cela nous fait voir qu’au fond, nous ne sommes pas nés simplement par hasard, nous avons un destin sur la Terre, nous sommes une mission sur cette Terre, et cette mission est d’être d’autres Christ. L’histoire du Christ n’est pas une histoire parmi d’autres, ni même un moule dans lequel viendraient se fondre toutes les histoires, mais l’histoire absolument exemplaire, qui en plus nous fait participer à sa Vie, et nous donne les moyens de vivre notre propre histoire, qui est aussi chemin de croix et chemin de joie: la joie par la Croix, ou comme dit le latin via Crucis , via Lucis, par l’obscurité de la Croix, le chemin de la Lumière.
Saint Paul écrit, dans sa lettre aux Colossiens: «ce qui reste à souffrir des épreuves du Christ dans ma propre chair, je l’accomplis pour Son corps qui est l’Église» (Col 1, 24). Cette mission que se donne saint Paul, que signifie-t-elle pour nous aujourd’hui?
Ce que dit saint Paul, ce n’est pas que Jésus n’aurait pas accompli, en termes d’intensité, toute la souffrance nécessaire pour accomplir le Salut. La force du Salut, ce n’est pas simplement que nous sommes sauvés: Dieu est plus généreux que cela. Quand il crée le monde, il ne crée pas des automates : il crée aussi des personnes qui sont capables d’être des vis-à-vis pour Lui, à la fois de Lui tenir d’être et de faire alliance avec Lui. De la même façon, lorsqu’Il sauve le monde, Il ne veut pas simplement que nous soyons sauvés, mais que nous devenions des sauveurs, des messies, à la suite du Sauveur et du Messie. Nos propres souffrances, à partir du moment où elles sont portées dans l’amour, - car la souffrance est bien sûr un mal, en elle-même elle ne produit rien -, dans le combat pour la justice et la vérité, alors nous continuons l’œuvre du Christ. L’Evangile continue à travers chacun d’entre nous, et pas seulement les chrétiens. La grâce de Dieu agit aussi, obscurément, à travers toutes les personnes qui vivent cette vie, et spécialement lorsqu’elles traversent un drame.
Aujourd’hui, ce que l’on vit peut s’apparenter à un chemin de Croix collectif et individuel. Comment articuler, comment unifier ces deux dimensions?
Le confinement apparaît comme un isolement des autres. En plus il peut nous séparer de nos êtres les plus chers, et je pense spécialement aux personnes âgées qui sont confinées, en détresse, et parfois même mourantes, sans personne : il y a là quelque chose de l’ordre d’une déchirure vraiment dramatique. Il est vrai aussi que le propre de l’homme est de découvrir la communion qu’il a avec les autres aussi lorsqu’il se recueille. Ce n’est pas dans une extraversion permanente, ou au milieu d’une foule, dans la rue, que je fais l’expérience profonde de ce qui me lie aux autres. Nous sommes dans un temps de confinement, d’isolement, si nous ne nous laissons pas happer par la dissipation du divertissement, à ce moment-là cela devient un temps de recueillement. Et c’est le moment-même où nous prenons conscience de nos solidarités, de nos dépendances mutuelles, et du fait que nous sommes dans quelque chose de collectif. Le coronavirus est une épidémie mondiale à l’époque d’une information mondialisée. On a le sentiment d’une contemporanéité avec tous les pays, et donc on assiste à cette épidémie comme jamais auparavant. On voit quelque chose qui touche toute l’humanité, donc une expérience où l’on est chez soi et l’on découvre notre appartenance au monde et à une sorte d’aventure collective de l’humanité. Cela crée profondément le sentiment que nous appartenons à l’espèce humaine, et que c’est cela qui est indépassable. Jusqu’à peu on parlait beaucoup du transhumanisme, de la fin de l’homme dépassé par la technologie, et là nous faisons l’expérience, dans la fragilité, de notre humanité commune. Il y a donc une expérience profonde du collectif.
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