Card. Sako: en Irak et au Liban, les cris des manifestants, cris du Christ
Entretien réalisé par Adélaïde Patrignani – Cité du Vatican
En Irak, d’après un bilan officiel, 257 personnes ont perdu la vie depuis le début de la contestation, le 1er octobre dernier. Le président Barham Saleh a promis jeudi dernier des élections anticipées et une nouvelle loi électorale. Mais les manifestants continuent de réclamer la chute du régime, notamment au sud du pays et dans la capitale. À Bagdad, ils sont toujours plus nombreux à se rassembler place Tahrir, épicentre des rassemblements.
Samedi, le cardinal Louis Raphaël Sako, patriarche de Babylone des chaldéens, s’est rendu sur les lieux avec une délégation. Des centaines de milliers d’Irakiens occupaient la place. Le prélat a ainsi pu se mettre à l’écoute d’un peuple qui a soif de justice. Au lendemain de cette visite, il nous dépeint la situation actuelle.
Dans tout le pays, la situation est très tendue. Il y a beaucoup de tensions, beaucoup de complications. Les manifestations continuent. Le gouvernement n’a pas de vision et de mécanisme pour un changement rapide et concret. Il y a donc une attente sans vision.
Dans ce contexte de tensions, vous êtes allés ce samedi place Tahrir, au centre de Bagdad. Pourquoi avoir fait ce geste?
J’ai pris une semaine avec mes collaborateurs pour voir ce que nous pouvions faire. Le samedi, il n’y a pas beaucoup de trafic. Je suis allé porter des médicaments pour les blessés, pour les malades. Sur la place de la libération, il y avait des milliers et des milliers de jeunes, des vieillards, des femmes, des enfants des écoles… C’est la première fois que les femmes participent avec force à ces manifestations. On a été très bien accueillis par les manifestants. Ils saluaient même le Pape, qui pense à l’Irak, qui prie pour l’Irak. Il y avait une conférence de presse: là, j’ai dit que nous étions venus pour montrer notre solidarité avec ces gens-là, qui cherchent la justice, qui cherchent un avenir meilleur, qui ont été capables d’abolir les barrières sectaires entre les Irakiens, d’unir les Irakiens et de dire que l’Irak est plus grand que tous. Et aussi, pour faire un appel au gouvernement, pour qu’il prenne des mesures rapides, concrètes, au niveau politique, économiques, des services par exemple… Cet argent, volé depuis seize ans, doit être récupéré pour réaliser des projets de développement économique, social et sanitaire du pays.
Les gens nous ont accueillis avec beaucoup d’amour et de respect, vraiment. Ils nous ont dit, «vous chrétiens, vous êtes des frères», «vous chrétiens, vous êtes les origines de ce pays», et «où sont les nôtres ?», c’est-à-dire, les chefs religieux musulmans. Je suis resté plus d’une heure.
Vous avez aussi déclaré que . Sur quelle base pouvez-vous déclarer cela?
C’est la corruption, c’est la classe politique qui cherche l’autorité et l’argent, et les gens souffrent. Ils n’ont pas ce souci de la population. Il y a un fossé entre la classe politique et la population. Les manifestants irakiens et libanais ont les mêmes demandes: la dignité humaine, la prospérité économique, la justice sociale, la citoyenneté, loin du sectarisme et du confessionnalisme, et aussi lutter contre la corruption et récupérer l’argent qui a été volé.
Les manifestants, en Irak et au Liban, demandent aussi la fin de régimes confessionnels, qui sont, selon eux, la source de tous les maux; ils s’unissent en demandant une identité nationale commune. Est-ce une bonne chose, selon vous?
Oui, c’est la première fois que ces gens-là font l’unité du pays. Le nationalisme est très fort. Ils disent à haute voix: «nous cherchons une patrie, nous sommes divisés». La souveraineté de l’Irak, l’unité du pays… Ce sont les mêmes cris qu’au Liban.
Comment envisagez-vous la suite des événements?
J’espère que le gouvernement écoutera le cri de ces gens souffrants. Le Saint-Père a demandé que tous s’unissent pour faire sortir le pays de cette crise, pour ne pas tomber dans le piège, vers l’inconnu. Demain soir [lundi 4 novembre ndlr], dans notre cathédrale Saint-Pierre, il y aura une prière Ĺ“cuménique pour la paix en Irak, sa stabilité, et aussi pour un progrès économique, digne des droits de l’homme. Le titre [de cette soirée] est «Seigneur de la Paix, donne la paix à l’Irak».
Il y a eu plus de 250 morts depuis le début de ces manifestations. Ne craignez-vous pas que cela dégénère avec des affrontements intercommunautaires, par exemple?
Je ne pense pas, non. [Place Tahrir] nous avons aussi rencontré des soldats, des policiers, ils étaient très gentils. J’avais pris avec moi des chocolats, on leur en a donnés! Eux non, vraiment non. Peut-être que d’autres veulent déchirer l’unité de ces manifestants pour leurs intérêts. Il y a des gens qui ne veulent pas perdre ni l’autorité ni l’argent, donc ces manifestations ne sont pas dans leur intérêt.
Je vous le dis franchement, je suis tout à fait touché – et même dans notre prière du matin à la Messe -, car je sens au fond que ces cris-là, ce sont les cris du Christ, qui est venu pour donner une vie plus digne aux hommes… Toute sa lutte contre les riches, contre les autorités religieuses de son temps, contre les politiques, nous la vivons aujourd’hui. Je sens que le Christ est présent. Ce n’est pas une théorie ou une spéculation théologique, mais une incarnation.
Merci Éminence. Avez-vous quelque chose à ajouter?
Priez pour nous, priez pour l’Irak. Il ne faut pas oublier que les chrétiens d’Orient sont persécutés et sont menacés, mais en même temps, ils ont une vocation ici. Ce n’est pas par hasard. Nous sommes les racines du christianisme, il ne faut pas oublier cela. Si le christianisme n’a plus de racines, c’est grave.
Hier [samedi 2 novembre], il y avait 500 000 personnes sur la place, et nous, nous étions une dizaine – 2-3 évêques, 5-6 prêtres – et une vingtaine de jeunes. Tout le monde est venu nous entourer et nous parler! Ça, c’est un geste d’espoir pour nous.
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