Ukraine: justice et r¨¦paration pour les femmes victimes de violences en temps de guerre
Entretien réalisé par Jean-Charles Putzolu
Les violences contre les femmes dans les conflits armés sont devenues un problème systémique. Les viols, les tortures, les pressions psychologiques sont autant de stratégies utilisées pour fragiliser une communauté. Ces violences touchent principalement des civiles, mais les soldates et les prisonnières ne sont pas épargnées.
En Ukraine, dès le début de l¡¯invasion russe en 2022, la société civile s¡¯est mobilisée pour soutenir les victimes en vue d¡¯établir une justice, et aider les survivantes à se reconstruire, autant mentalement de médicalement. En un peu plus de 1000 jours de guerre, les procureurs ukrainiens ont documenté plus de 300 cas de viols et autres formes de violences sexuelles, principalement attribués aux forces russes. Les organisations de la société civile, les institutions ukrainiennes et les organismes internationaux ont rassemblé des preuves substantielles de ces violences, qui serviront dans les tribunaux. Mais l¡¯une des priorités aujourd¡¯hui reste l¡¯accès aux soins pour les victimes.
Entretien avec Céline Bardet, juriste, présidente et fondatrice de l¡¯ONG «We are not weapons of War» («Nous ne sommes pas des armes de guerre»).
Céline Bardet, nous en sommes à plus de 1000 jours de guerre en Ukraine et les femmes, comme dans chaque conflit, malheureusement, ne sont pas épargnés par les violences. De quelles informations disposez-vous sur la situation à Kiev s'agissant du conflit en Ukraine?
On sait que le viol a été utilisé de façon systématisée, particulièrement au début du conflit et il faut noter aussi qu'il l'a été à l'encontre des femmes et des filles, mais aussi de certains hommes. C'est important de le relever. De manière générale, les femmes et les filles sont impactées de façon disproportionnée à chaque fois par les conflits. On le voit en Ukraine comme partout dans le monde.
Les victimes ou survivantes sont-elles civiles ou aussi militaires?
Les victimes en très grande majorité sont des civiles. En Ukraine et ailleurs dans d'autres zones de conflit, on voit que les victimes de viols sont en grande majorité des civils.
A-t-on vérifié un impact majeur sur les femmes depuis le début de ce conflit?
L'impact majeur sur les femmes est d¡¯abord les violences sexuelles qu'elles ont subies. Ensuite, il ne faut pas oublier aussi que cela a un impact non seulement sur la victime, mais aussi toutes les familles. Par exemple, souvent, les femmes civiles qui ne sont pas soldates vont être visées par les viols pour justement punir, humilier le soldat, qui lui est en train de combattre pour défendre son pays. C'est un peu le système qu'on voit en Ukraine, et que l¡¯on voit partout ailleurs.
S'agit-il uniquement de violence physique?
Il y a plein de formes de violence. D'abord, quand on parle de violences sexuelles dans les conflits, il y a le viol, mais il y a aussi le viol avec des objets par exemple. Ce sont des outils de torture. Les Ukrainiennes parlent énormément de la peur d'être violées. Aujourd'hui, c'est quelque chose qu'on regarde de plus en plus près. On n'a même plus besoin de violer, il suffit d'instaurer ce climat psychologique de peur d'être violée et en particulier pour les femmes et les filles, pour enclencher des déplacements de populations et surtout une terreur un peu permanente. Et puis il faut rappeler aussi que le viol est utilisé à l'encontre des soldats prisonniers. C'est un outil de torture sexuelle.
De quelle manière intervenez-vous auprès des survivantes pendant un conflit?
On a développé un outil digital qui s'appelle Backup et qui permet aux survivantes de s'identifier, de pouvoir donner leur témoignage à travers un questionnaire qui est élaboré de façon très précise. Ça nous permet aussi de savoir où elles sont et de coordonner leurs besoins en assistance, et ainsi d'amener les services auprès d'elles. C'est ce qu'on fait partout dans le monde, par étapes.
Aujourd'hui, je suis en Ukraine parce que le 25 et 26 novembre, on a choisi d'être avec les Ukrainiennes cette année pour la journée internationale sur les violences faites aux femmes, et on nous demande de déployer cet outil Backup. On travaille beaucoup sur la question du plaidoyer, d'analyse des formes de violences sexuelles dans les conflits ainsi que sur le volet judiciaire. On a un rôle extrêmement important dans la documentation et la préservation des preuves. Car il faut le savoir que les violences sexuelles sont souvent des dispositions dans les actes d'accusation, au niveau international ou national, en raison de la question de la preuve. Et ça, c'est important.
Comment est-il possible d'assurer une justice pour ces femmes?
Le droit international sur les violences sexuelles dans les conflits définit précisément les violences sexuelles. Le statut de la Cour pénale internationale le fait de manière très précise. Donc ce n'est pas un problème de cadre juridique, même si cela peut toujours être amélioré. La question, aujourd'hui, est autre. En Ukraine, on discute avec les survivantes à huis-clos, sans public, parce qu¡¯on sait que la justice prend énormément de temps à cause des problèmes d'éléments de preuve: ce sont seulement des témoignages, une parole contre une autre, etc...
Cela implique une réflexion sur d¡¯autres formes de justice. Il n'y a pas que le judiciaire, mais c'est aussi important d'écouter leur histoire, de leur permettre de faire connaître au monde ce qu'elles ont vécu. Elles nous disent c'est très important pour elles, d¡¯être crues, que leur histoire ait un impact dans le monde, de montrer qu¡¯elles existent. Et puis, il faut travailler à la prise en charge, à la réparation, parce qu'on sait, encore une fois, qu'il faut identifier les auteurs, ce qui est très difficile. On sait aussi que les processus de justice prennent beaucoup de temps, qui plus est en Ukraine, dans un pays qui est toujours en guerre.
Comment les victimes peuvent elles se reconstruire après avoir été victime de violences sexuelles?
Sur la reconstruction personnelle des victimes, il peut y avoir des aspects médicaux, de prise en charge chirurgicale, qui peuvent se faire. Mais ce qui est le plus compliqué, ce qui prend le plus de temps, c'est la question de la santé mentale et de la reconstruction psychologique. Le viol est une arme à déflagration multiple, parce qu'on sait que les impacts ont des effets sur le temps. Toutes les survivantes, dans le monde entier, ont souvent cette phrase à peu près similaire: «j'aurais préféré être morte» ou «je suis morte à l'intérieur». Ça dit ce qu'est le viol. Donc il faut travailler avec des appuis psychologiques.
Et puis il y a aussi les familles. Quand une femme ou une jeune fille est victime d'un viol, il y a un impact sur la famille, sur le mari, sur le père, qui a été impuissant. Il y a un impact sur toute la communauté et il faut travailler autour de ça. Ce sont des accompagnements essentiels qui demandent beaucoup de temps si on veut que les survivantes reprennent leur vie. Parce qu'on ne reste pas une victime toute sa vie. On peut reprendre sa vie et on peut continuer sa vie. Il faut être accompagné. La santé mentale, c'est quelque chose qui n¡¯est encore pas suffisamment développé et financé.
Tous les conflits se ressemblent-t-ils? Je pense à l'Ukraine, bien sûr, mais aussi à Gaza, Israël, ou encore au Tigré. Les femmes subissent elles les mêmes formes de violence?
Il y a des différences car chaque contexte géographique ou culturel est différent. Ce qu'on voit de commun, particulièrement depuis les années 1990 avec les conflits dans les Balkans et au Rwanda, c'est que les violences sexuelles sont des outils quasi systématiques. Dès qu'il y a une éruption de violence, que ce soit dans le cadre d'un conflit ou même d'une crise, et on l'a même vu dans des crises post-électorales, on a des violences sexuelles. C'est un trait commun un peu partout. Maintenant, la différence c'est que ça va avoir des impacts différents.
Si vous travaillez sur le continent africain, dans certains cas, le viol va toucher toute une communauté ethnique; ce qui exige de travailler avec toute la communauté. Dans le Tigré, c'est très compliqué. Il y a des degrés de honte et de stigmatisation qui ne sont pas forcément les mêmes dans des sociétés très traditionnelles, où c'est encore dix fois plus difficile d'évoquer ces viols. Un travail plus approfondi est nécessaire avec les familles, avec les communautés, en fonction des cultures.
Quel travail auprès des autorités est-il possible de faire pour faire évoluer les comportements en temps de guerre?
La prévention est extrêmement importante. Cela signifie travailler auprès des autorités et notamment des forces de sécurité, pour continuer à expliquer que les violences sexuelles, comme toutes formes de crimes de guerre dans un conflit, est interdite. Il faut expliquer pourquoi il faut tracer une ligne rouge sur la question des violences sexuelles. Il faut former, il faut sensibiliser et surtout il faut aussi -et c¡¯est encore trop rare aujourd¡¯hui- qu'il y ait une réaction immédiate des hiérarchies. Or, il n¡¯y en a quasiment pas dans toutes les unités militaires ou de police.
C'est là-dessus également qu'il faut travailler. S'il y a des réactions de la hiérarchie, s'il y a un «non» qui est posé tout de suite, s'il y a des sanctions tout de suite, il y aura une prise de conscience beaucoup plus générale pour qu'on comprenne tous que ce n¡¯est pas admissible. Ce n¡¯est pas acceptable d'utiliser les violences sexuelles dans des contextes de crise ou de conflit.
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