Le risque d'embrasement des Balkans apr¨¨s les heurts au Kosovo
Entretien réalisé par Jean-Charles Putzolu ¨C Cité du Vatican
Après les États-Unis, l¡¯Otan, l¡¯Union Européenne, le président français à son tour a pointé du doigt mercredi 31 mai la responsabilité des autorités du Kosovo dans les derniers incidents qui ont fait plusieurs dizaines de blessés notamment parmi les militaires de la KFOR, la force d¡¯interposition de l¡¯Otan. Les 120 000 Serbes minoritaires qui peuplent le nord du Kosovo ont boycotté les municipales d'avril dans leurs localités, ce qui a abouti à l'élection de maires albanais de souche avec une abstention de 97 pour cent. Leur intronisation la semaine dernière par le gouvernement kosovar a mis le feu aux poudres. Ces affrontements sont significatifs de la tension permanente entre Belgrade et Pristina. D¡¯un côté, la Serbie n¡¯a jamais reconnu l¡¯indépendance du Kosovo proclamée en 2008, et de l¡¯autre le Kosovo refuse systématiquement d¡¯impliquer les minorités dans les arcanes du pouvoir. Ainsi retranchés, les deux parties entretiennent la tension et réduisent les possibilités de dialogue.
Dans un entretien accordé à Pope, Alexis Troude, spécialiste des Balkans, professeur de géopolitique à l'Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, offre son analyse d¡¯une situation de très grande instabilité dans les Balkans, au point d¡¯en inquiéter de façon inhabituelle les pays occidentaux qui pour la première fois ont pris leurs distance vis-à-vis du Kosovo.
On sait que la tension entre la Serbie et le Kosovo est constante. Les incidents sont récurrents. Ceci dit, que révèlent les derniers affrontements entre Serbes qui peuplent le nord du pays et les Albanais de souche, majoritaires dans le reste du Kosovo
Vous avez raison, c'est un phénomène récurrent au Kosovo; les tensions, les affrontements, c¡¯est ce qu'on appelle un conflit gelé. Mais ce conflit révèle quand même cette fois ci une implication beaucoup plus forte des puissances extérieures. Aux côtés des soldats de la KFOR, italiens ou polonais, on a vu des soldats américains. Or, c'est la première fois que des américains interviennent dans des manifestations entre Serbes et Albanais. Donc je pense qu'il y a vraiment une montée en gamme de l'implication des puissances et, même si c¡¯est encore un peu tôt, les événements des derniers jours prouvent que le grand jeu balkanique est de retour. Et comme souvent, les Balkans sont le jeu des puissances.
Le fait que les blessés soient dans l'écrasante majorité des militaires de la KFOR, la force d'interposition de l'OTAN, est-il dû aux circonstances factuelles sur le terrain ou est-il révélateur d'une animosité envers les pays protecteurs du Kosovo?
Je pense qu'en fait, la KFOR, présente depuis 1999, et qui était là dès le départ pour faire une opération de police, n'a jamais atteint ses objectifs. Elle n¡¯a pas pu empêcher les pogroms anti-serbes de 2004, avec des dizaines de morts côté serbe, et elle n'a pas empêché non plus des violences très récurrentes, notamment en 2015 dans plusieurs villes du Kosovo. Je pense qu¡¯on est arrivé en bout de cycle, qu'il faut trouver un autre système de maintien de la paix, un mandat qui soit autre chose que la KFOR. Par ailleurs, lors des derniers incidents, la police albanaise était également présente, avec les soldats de la KFOR et les militaires américains. Et la police albanaise du Kosovo est uniquement composée d¡¯Albanais. Elle n¡¯inclut pas des membres des autres communautés, Serbes, Roms, ou Turcs. Peut-être qu¡¯avec une police plus représentative des différentes ethnies, ça se passerait mieux. Le gros problème, c'est que cette police est interprétée par les Serbes, mais aussi par les Turcs, par les Roms et toutes les minorités, comme une police d'occupation puisque pas plus tard que l'an dernier, les policiers serbes se sont retirés de cette police. Si cette police était vraiment à l'image du pays, multi-ethnique, je pense qu'on aurait de meilleurs résultats.
Le Premier ministre kosovar Albin Kurti et le président serbe Aleksandar Vu?i? sont-ils deux hommes disposés au dialogue? La Serbie peut-elle, par exemple, reconnaître l'indépendance du Kosovo? Les relations bilatérales peuvent-elles être normalisées tant que ces deux hommes sont au pouvoir d'un côté et de l'autre de la frontière?
C'est vraiment exactement pour moi le même cas de figure qu'en Ukraine. Au début du conflit, les deux partis ont intérêt à ce qu'il n'y ait pas de dialogue. Côté albanais, Albin Kurti, représentant d¡¯un parti ultranationaliste, a toujours réclamé uniquement l'indépendance. Le gros problème, qui rend les Albanais nerveux au point d¡¯envoyer leur police, c'est qu¡¯ils n'arrivent pas à faire aboutir cette indépendance. Pour qu'il y ait indépendance à l'ONU, il faut le vote favorable de deux tiers des pays membres. Or, non seulement il n'y a même pas la moitié des pays de l'ONU qui ont reconnu l'indépendance du Kosovo, mais de plus en plus de pays, notamment africains, ont fait marche arrière, poussés par une opération diplomatique de la Serbie. Donc le Kosovo n'est pas indépendant. Côté serbe, le président Vu?i? joue un jeu vraiment dangereux car il apparait clairement dans les images des heurts qu¡¯il a envoyé des hommes plutôt bien entraînés se battre à mains nues contre la partie adverse, c'est à dire la KFOR. Aleksandar Vu?i? a tout intérêt à ce que la situation s'envenime, tout simplement parce qu'il est en perte de vitesse. Il y a des manifestations très nombreuses à Belgrade depuis plusieurs semaines contre sa politique et c'est un enjeu beaucoup plus intérieur pour lui qu¡¯extérieur.
Parallèlement, Belgrade et Pristina sont tous les deux candidats à l'Union européenne. Cet élément peut-il constituer une des clefs de la solution?
C'est la question qui est vraiment une sorte de ritournelle depuis 20 ans. Un peu comme les accords de Minsk en Ukraine, il y a eu les accords de Bruxelles signés en 2013 entre les deux parties. À l'époque, Aleksandar Vu?i? était premier ministre de la Serbie et Hashim Thaçi, était premier ministre du Kosovo. Ces accords prévoyaient une autonomie, pour les serbes, des dix communes au nord du Kosovo. Or, à chaque fois que les Serbes ont essayé d'appliquer ces accords, ne serait-ce que sur une question de police municipale, sur la question des plaques d'immatriculation ou sur la question scolaire, Pristina a refusé. Ces accords sont restés lettre morte. Donc à mon avis, pour que le dialogue reprenne, il faudrait, comme très souvent dans l'histoire des Balkans, une grande conférence avec toutes les parties en présence, pas seulement serbes et albanais, mais également les représentants des grandes puissances, pour pouvoir remettre à plat cette question-là.
Concernant l'organisation des élections municipales d¡¯avril dernier, alors qu'elles étaient depuis le début contestées par la minorité serbe, étaient-elles une erreur, une provocation ou les règles du jeu démocratique devaient-elles être appliquées coûte que coûte?
C¡¯était une erreur, parce qu¡¯on ne peut pas appliquer coûte que coûte les règles démocratiques quand tous les accords conclus jusque-là n'ont pas été appliqués. Il y a un moment où il faut vraiment savoir raison garder et essayer d'inventer quelque chose de nouveau. Ces élections municipales sont une sorte de provocation, et pas seulement pour les Serbes. Il faut bien comprendre que c'est aussi le cas des roms, des goranis, des turcs, qui ne sont pas représentés par le pouvoir albanais. En fait, on a un pouvoir mono-ethnique uniquement donné aux Albanais. Je pense aux juges et à la police notamment, et dans ce cas de figure, des élections seront forcément boycottées. En conséquence, je pense qu'il faut trouver un autre système, la démocratie est capable de trouver d'autres systèmes que des élections qui seront boycottées par des communautés minoritaires.
Aujourd'hui, tout le monde appelle à la désescalade - États-Unis, OTAN, Union européenne et la Russie, alliée de la Serbie. On voit que plusieurs entités étatiques ou militaires avancent leurs pions alors que le contexte international est celui de la guerre en Ukraine, dans laquelle d'ailleurs ceux qui s'expriment sur le Kosovo sont impliqués. Chaque étincelle ne comporte-t-elle pas des risques d'embrasement?
Mais oui, effectivement. On se pose toujours la question de savoir comment nous en sommes arrivés à la seconde guerre mondiale ou la première¡ Cet enchaînement d'alliances et d'événements nous place en plein dans cette sorte de maelstrom, de provocations de part et d'autre qui monte en escalade. Quand vous regardez bien, depuis trois jours les chancelleries internationales, il y a un facteur nouveau. Les chancelleries européennes, pour la première fois, ont condamné la partie albanaise et donc le gouvernement du Kosovo. C¡¯est une nouveauté. Ça veut bien dire que, en Europe, et notamment en Europe occidentale, les gouvernements comprennent qu'ils ne peuvent plus continuer à avoir un abcès de fixation au flanc sud de l'Europe finalement. On n'est pas sur un autre continent, on est en Europe. C'est un problème européen et des Européens.
Ce qui me fait très peur, c¡¯est qu¡¯au moment où les Européens semblent vraiment vouloir prendre en compte ces nouveaux facteurs, les autres pays, les autres grandes puissances, ont intérêt à ce qu'il y ait un conflit. Les soldats américains ne se trouvaient pas devant les mairies par hasard. Ils sont venus de la plus grande base américaine à l'extérieur des USA, et cette base, Bondsteel, est au Kosovo depuis 20 ans. Les américains sont en train d'enfoncer le clou dans le dispositif russe. Ils font ça à un moment où, en Ukraine, en Russie, en Géorgie, il se passe des choses qui ne sont pas tout à fait en leur faveur. Dans ce grand jeu mondial, les Américains essayent d'appuyer là où ça fait mal, et pour nous Européens, c'est le Kosovo. En face, et c'est là le problème, les Russes eux aussi sont présents, puisqu'en Serbie centrale, ils ont proposé au président Aleksandar Vu?i? une sorte de base militaire. Ce n¡¯est pas rassurant au moment où les gouvernements européens perdent la main dans un jeu qui les dépasse et qui met les États-Unis face à la Russie, et peut-être aussi la Chine.
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