Bernice King: le Pape et mon p¨¨re sont unis par le m¨ºme r¨ºve
Entretien réalisé par Alessandro Gisotti ¨C Pope
La communauté afro-américaine a commémoré cette semaine la fin de l'esclavage, proclamée le 19 juin, lorsque les soldats de l'Union sont arrivés à Galveston, au Texas, et ont décrété la fin de la guerre de Sécession. Cet anniversaire, qui, pour des millions de personnes d¡¯origine afro-américaine en Amérique, est reconnu comme la Journée de la liberté, a été vécu cette année dans un climat particulier en raison des protestations déclenchées par le meurtre de George Floyd par un officier de police.
C¡¯est dans ce contexte que L'Osservatore Romano et Pope ont interviewé Bernice Albertine King, fille de Martin Luther King, sur l'engagement pour l'égalité, la culture de la paix et la valeur de la non-violence. Militante passionnée des droits de l'homme comme son père et présidente du King Center d'Atlanta, Bernice Albertine voit une grande harmonie entre son père et le Pape François, qu'elle a rencontré à deux reprises au Vatican en 2018.
Les États-Unis et le monde entier ont été choqués par la mort de George Floyd. Pensez-vous que cette fois-ci, ce changement qui, après tant de décès d'Afro-Américains, aurait déjà dû avoir lieu, peut enfin se produire?
Je pense que le monde était déjà tendu à cause de la pandémie de Covid-19, et la vidéo qui montre comment George Floyd a été assassiné de manière si cynique et cruelle est devenue une véritable accusation au vitriol à l'égard de l'Amérique et du monde. Des millions de personnes semblent avoir réalisé, partout dans le monde - comme le disait mon père - que «nous sommes confrontés à l'urgence féroce du "maintenant"». Les forces de l'ordre, les organisations et associations religieuses se tournent vers les dirigeants noirs pour obtenir une réponse à la question «Que dois-je faire pour être sauvé?» Certaines associations fournissent des ressources incroyables aux organisations dont le travail est axé sur la justice sociale et l'égalité des races. D'autres organisations se demandent comment créer un climat culturel qui conduise à une véritable égalité raciale, au niveau des responsabilités exécutives, et dans les entreprises qui favorisent le travail des minorités. De nombreux services répressifs sont en train de revoir leurs politiques; certains d'entre eux ont déjà commencé à repenser la manière dont l'engagement communautaire peut et doit être mené, au-delà du maintien de l'ordre, et à comprendre le souci des services sociaux. Je pense que cette fois, les réactions et les réponses seront plus larges et plus passionnées, et que de nombreux blancs, plus que jamais, se joindront aux protestations. Si nous sommes plus unis et concentrons notre attention sur des objectifs stratégiques, nous serons certainement plus efficaces dans la cause de la justice.
Au-delà du racisme évident qui est reconnu dans des situations tragiques comme celle-ci, il existe une autre forme de racisme qui n'est pas nouveau: le racisme au travail, dans l'éducation, dans les conditions de vie. Aux États-Unis, la Covid-19 a affecté la communauté afro-américaine bien plus que la communauté blanche. Comment ce racisme "invisible" sera-t-il vaincu?
Je tiens à dire tout d'abord que c'est le refus des gens de voir qui fait que le racisme systémique et institutionnel semble invisible. Plus nous voulons voir, et plus nous voulons apporter des changements, plus la nature destructrice et déshumanisante du racisme apparaîtra de façon évidente. Je crois que la première étape pour la vaincre est de refuser de fermer les yeux, et plutôt de rassembler des informations sur le sujet et de connaître les racines, les causes et les manifestations du racisme. L'information et l'éducation sont la première et la deuxième étape du changement social non-violent. Alors je pense que nous devrions nous engager à faire ce que dans son livre Where Do We Go From Here : Chaos or Community («Où allons-nous en partant d¡¯ici : le chaos ou la communauté») mon père appelle «notre tâche ennuyeuse»: il dit que nous devons «trouver comment organiser notre force en un pouvoir irrésistible afin que le gouvernement (et les autres institutions et systèmes de pouvoir) ne puisse plus se soustraire à nos exigences».
Il y a 57 ans, votre père a prononcé le discours historique «I have a dream», "J'ai un rêve". Ce rêve semble encore loin d'être réalisé, et pourtant tout le monde dit qu'on ne peut pas y renoncer. Que ferait votre père aujourd'hui dans une situation comme celle que nous vivons?
Je crois que mon père serait guidé par sa philosophie de la non-violence, qui était en accord avec sa suite du Christ. Je pense qu'il nous rappellerait comment nous en sommes arrivés là, l'histoire de la violence, du racisme et de l'injustice qui envahit notre nation et ce qu'il appelle «la maison du monde». Ensuite, il approcherait les jeunes pour soutenir leur engagement à protester, avec des stratégies qui soutiennent l'organisation et la mobilisation pour promouvoir un changement social durable et non-violent. Puis il demanderait aux "influenceurs" de la politique, de l'art, des médias, du divertissement, de la justice pénale, des soins de santé et de l'éducation de garantir l'égalité et la justice entre les races. Il demanderait également aux Églises de conformer leurs professions de foi à des ?uvres qui créent des circonstances justes et égales pour les personnes noires, pour les communautés économiquement marginalisées, non seulement aux États-Unis mais dans le monde entier. Et encore, comme il l'a fait tant de fois, il répéterait qu'on ne peut pas guérir la violence par la violence, parce que c'est - comme il l'a dit - une spirale qui nous entraîne vers le bas. Je crois certainement qu'il nous inciterait à embrasser la non-violence, parce qu'elle est stratégique, courageuse, centrée sur l'amour et organisée, afin de construire la Communauté d'Amour, et cela inclut l'éradication de ce qu'il a appelé le «Triple Mal», à savoir le racisme, la pauvreté et le militarisme.
Après la mort de George Floyd, le Pape François a lancé un appel fort, soulignant que nous ne devons pas fermer les yeux sur le racisme. Mais il a également rappelé que la violence ne mène qu'à l'autodestruction. Comment avez-vous accueilli ces mots, qui sont si fortement en accord avec ceux de votre père?
Je suis d'accord avec le Pape François: la violence ne mène qu'à l'autodestruction. Les moyens que nous utilisons doivent être cohérents avec l'objectif que nous voulons atteindre, et si cet objectif est la paix, nous ne pouvons certainement pas atteindre la paix par des méthodes violentes. Et cela correspond certainement à la pensée de mon père. Il a soutenu - parce qu'il y croit, comme moi - que "la non-violence est la réponse aux problèmes politiques et moraux cruciaux de notre temps". Dans son dernier discours - "Je suis monté au sommet de la montagne" - qu'il a prononcé la nuit précédant son assassinat, il a déclaré : «Il ne s'agit plus de choisir entre la violence et la non-violence dans notre monde ; il s'agit maintenant de choisir entre la non-violence et la non-existence.» Nous sommes arrivés à ce point aujourd'hui. Et nous en sommes toujours au même point aujourd'hui. Nous sommes confrontés au choix entre le chaos et la communauté. Si nous embrassons la violence, nous choisissons le chaos, qui conduira finalement à l'autodestruction de notre «maison du monde». Si nous embrassons la non-violence, nous pouvons progresser dans la construction d'un monde plus juste, plus égalitaire, plus humain et plus pacifique.
Martin Luther King a déclaré : «La justice, dans sa meilleure forme, est l'amour qui corrige tout ce qui fait obstacle à l'amour.» C'est le c?ur du message de non-violence, incarné par votre père. Comment construire une «révolution de la tendresse», comme l'appelle le Pape François?
Je crois que la réalisation d'une «révolution de la tendresse», comme l'appelle le Pape François, ou d'une «révolution des valeurs», comme le disait mon père, dépend de la mesure dans laquelle nous réalisons qu'une telle révolution implique un processus de prise de conscience. Nous devons apprendre à mieux nous connaître, à nous connaître les uns les autres, à connaître les conditions de l'humanité, à apprendre comment - pour reprendre les mots de mon père ¨C «vivre ensemble comme des frères et des s?urs» et ne pas mourir ensemble comme des fous; et à apprendre comment s'efforcer de détruire l'injustice et l'inhumanité sans se détruire mutuellement. Je crois que c'est de la non-violence qui peut nous guider dans cette révolution, avec la ¡°Kingian Nonviolence¡± que le King Center appelle "", une philosophie de pensée et d'action, qui comprend six principes et six étapes.
Le mouvement "Black Lives Matter" a impliqué le monde entier. De nombreuses personnes, en particulier des jeunes, protestent contre le racisme et la discrimination raciale dans de nombreuses capitales européennes, mais aussi dans d'autres pays. Quels sont vos espoirs pour l'avenir? Pensez-vous que nous serons tous capables de faire un pas en avant dans le défi de la fraternité humaine?
Je suis convaincue que nous parviendrons à mobiliser nos énergies pour nous concentrer sur l'objectif ultime, qui est de construire la Communauté de l¡¯amour, qui n'est pas une utopie. Comme le disait ma mère, Coretta Scott King, la Communauté de l¡¯amour est une vision réaliste d'une société qui peut être construite, d'une société où les problèmes et les conflits existent mais peuvent être résolus pacifiquement et sans ranc?ur. Dans la Communauté de l¡¯amour, l'attention et la compassion guident les initiatives politiques qui soutiennent l'éradication mondiale de la pauvreté et de la faim, ainsi que de toutes les formes de préjugés et de violence. Si tel est notre objectif commun, déterminé et définitif, alors je crois que nous pouvons prendre le chemin de la non-violence pour l'atteindre. Nous avons la capacité et l'énorme passion pour le faire. Nous devons maintenant mettre toute notre volonté pour construire la Communauté de l¡¯Amour.
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